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départ, on a bien assez d’occasions de perdre et de dépenser. Si l’on n’emporte que juste le nécessaire, on se trouve bientôt aux expédiens.

Or, dans ces extraits de correspondance de Benjamin Constant qui ont été publiés, on a pu apprécier et peser le bagage du jeune homme au début, évaluer la quantité de fonds au moral, qu’il emportait en se mettant en route dans la vie. Cette pacotille nous a semblé des plus légères. L’enfance, chez lui, ce qui est toujours un malheur, fut comme supprimée. On le voit, dès l’âge de douze ans, dans une lettre pleine de grace et à laquelle je n’ai attaché d’ailleurs qu’une importance secondaire, car l’authenticité ne m’en est pas complètement démontrée), on le voit allant dans le monde avec son gouverneur, comme un petit monsieur, l’épée au côté, et déjà très attentif aux louis d’or qui roulent sur les tables de jeu. Mais son adolescence surtout est très compromise ; on aperçoit par de trop clairs aveux comment il l’employa dans ce premier séjour à Paris, avant l’âge de vingt ans ; et les lettres qu’il écrit durant son escapade en Angleterre, que montrent-elles ? que sont-elles ? Elles sont assez gracieuses, vives et spirituelles sans doute, mais d’une exaltation nerveuse et comme fébrile, sans velouté, sans fraîcheur à travers ces vertes campagnes. Jean-Jacques, au même âge et avec tous ses défauts, avait le sentiment passionné de la nature ; il faisait, on s’en souvient, cette charmante promenade, qu’il nous a si bien décrite ; avec Mlles Galley et de Graffenried. Je sais bien qu’à vingt ans on sent ces choses mieux qu’on ne les décrit, et la peinture que retraçait Jean-Jacques, il ne l’aurait pas faite ainsi le soir même de la délicieuse journée. Quoi qu’on puisse dire, il ne se découvre pas même trace de ce genre de sentiment, si conforme à la jeunesse, dans les lettres qu’écrit d’Angleterre Benjamin Constant : en revanche, il cite le Pauvre Diable de Voltaire, et il s’en revient au gîte en se souvenant beaucoup de Pangloss.

Je suis presque honteux d’avoir à revenir ainsi pas à pas sur des choses que je croyais comprises, et de me trouver obligé de remettre le doigt sur chaque trait. Ai-je d’ailleurs fait un crime au jeune Benjamin de ce malheur de sa vie première ? N’ai-je pas remarqué tout le premier qu’il lui avait manqué, aussi bien qu’à Jean-Jacques, les soins et la tendresse d’une mère ? N’ai-je pas cité le passage d’Adolphe où il nous peint le caractère de son père, si contraire à toute confiance et ne perlettant aucune ouverture à l’affection ? Puis, durant ces quelques semaines qu’il passe auprès de Mme de Charrière, n’ai-je fait valoir aussitôt l’influence heureuse de cette première tendresse