Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/341

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« Leur procession s’avançait dans la rue ; ils avaient leurs plus beaux habits, et se réjouissaient d’être libres ; ils chantaient de leurs douces voix un chant de liberté.

« Leurs lèvres étaient pâles ; ils souriaient tristement : c’était la mort à l’entrée de la vie, et chacun, les voyant passer, disait : Hélas ! Est-ce là un enfant ?

« Les bannières flottaient ; les hommes, armée de fantômes hâves, marchaient avec eux, se donnant la main, torrent vivant et redoutable.

« Des milliers et des milliers, tous en blanc, les yeux ternes et sombres, ô Dieu ! c’était un spectacle lugubre et magnifique !

« Ils chantèrent ensemble, toujours en souriant, et mon ame poussa un long gémissement. Mon Dieu ! qui voudrait avoir un de ces enfans, et qui voudrait l’être ? quelle mère voudrait en être la mère ? »


Le premier en date, le chef de ces poètes, c’est Crabbe. Avant lui, les tendances saxonnes et domestiques, le homely des Anglais, le heimweh des Germains, s’étaient révélés sans doute, mais non avec cette violence et cette âpreté. Il est facile de remonter d’Elliott à Cabbe, à travers Burns le laboureur, jusqu’à Goldsmith, dont le Village abandonné n’est qu’une élégie populaire et sociale, et jusqu’à Cray, l’auteur du Cimetière du Hameau. Cette veine populaire date de loin dans les pays germains ; long-temps interrompue par le puritanisme et les influences italienne et française, elle se retrouve au fond même du moyen-âge, et apparaît tout entière dans la Vision de Pierre-le-Laboureur (Pierce Plowman), réclamation roturière et saxonne d’un homme des champs contre les abus de la souveraineté normande.

Comment s’étonner, en définitive, qu’un cerveau d’homme pauvre ou d’ouvrier renferme du génie ? Le livre de Southey sur les uneducated poets, et le bruit dont Reboul et Jasmin, Bloomfleld et Kirke White se sont entourés, m’ont toujours semblé l’une des mystifications des temps modernes. Villon était-il donc né suzerain ? et comment ne se rappelle-t-on pas les esclaves affranchis de Rome, et, Plaute et Térence, et tant d’autres ? On est homme de génie quand on peut et comme on peut. Roturier ou noble, vilain ou grand seigneur, que l’on s’appelle Burns ou Charles d’Orléans, qu’on soit douanier, laboureur et même ivrogne, pourvu qu’on ait la flamme étincelante sur le front, tout le monde reconnaît le signe. Les Écossais ne possèdent-ils pas toute une pléiade de poètes rustiques supérieurs aux écrivains élégans du XVIIIe siècle, à Mallet, à Hayley et à Cumberland ? S’émerveiller qu’un ouvrier soit poète, c’est trouver miraculeux qu’une villageoise ait de la beauté. Le don est naturel et non acquis