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manger à table, de changer de linge, concentré qu’il était dans l’adoration de lui-même. Après avoir examiné la nature de cette folie, M. Leuret reconnut qu’il n’aurait prise sur son malade que par un seul mobile, celui de l’orgueil. Il résolut donc de l’aborder de ce côté-là. Notre homme modelait, dans ses loisirs, de petits ouvrages en terre. M. Leuret commença par témoigner pour ces ébauches une admiration excessive. Quand il eut trouvé accès par cette ouverture dans le cœur du malade, il essaya de lui donner, sous forme de réflexions, quelques petits conseils. « Je m’étonne, disait-il à voix basse, qu’un homme de mérite, un sculpteur distingué, couché par terre comme un animal : cela ne me semble pas digne. » Le médecin gagnait ainsi chaque jour du terrain dans l’esprit de son malade, par l’estime qu’il professait pour les talens de l’artiste. Ce dernier ne tarda point à lui accorder sa confiance. Son amour-propre flatté faisait volontiers le sacrifice de quelques ridicules, pourvu qu’on lui accordât en retour les éloges qu’il croyait lui être dus. M. Leuret délivra ainsi peu à peu son malade de toutes les fausses habitudes créées par cette monomanie d’orgueil. Notre aliéné consentit à coucher dans un lit, à dîner au réfectoire, à renouveler ses vêtemens, et s’en trouva mieux. Quand le docteur fut certain de l’avoir rattaché par le bien-être à la vie commune, il comprit que le moment était venu de détruire la passion qu’il avait flattée jusque-là. M. Leuret se sertit pour cela d’une main étrangère. Il proposa un jour à son malade de faire venir un sculpteur en renom pour juger ces mêmes ouvrages que lui, médecin, admirait, disait-il, sans beaucoup s’y connaître. Cette offre fut acceptée : notre aliéné se faisait trop illusion sur son mérite pour craindre le contrôle d’un homme de l’art. A l’heure de la visite, M. Leuret arrive donc avec l’artiste annoncé. On lui montre les figures exécutées en terre, et M. Leuret, d’un ton sérieux, lui demande son avis. Le malade attend, comme on le pense bien, la réponse avec une anxiété visible. L’étranger se contente de hausser les épaules. M. Leuret insiste. Même silence de l’artiste, même geste de dédain. Le docteur cependant veut le pousser à bout : « Quel prix pourrait-on au moins retirer de ces statuettes ? — Pas un centime, » répond brutalement l’artiste. On comprend qu’à un tel choc l’idole d’orgueil de notre pauvre fou dut tomber de sa base. En effet, à dater de ce jour, le malade abandonne ses ébauches, se livre avec ses compagnons aux travaux des champs, et bientôt il sort parfaitement guéri de l’hospice de Bicêtre.

Nous ne saurions passer sous silence un mode de traitement applicable