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à l’âge de dix-huit ans, avait aimé dans son village la fille d’un maréchal ferrant qui était très belle. La sensation de l’odorat s’était de la sorte identifiée avec l’objet aimé, si bien qu’avant sa maladie on avait surpris plusieurs fois ce jeune homme à l’entrée des forges, regardant d’un œil enflammé les chevaux dont on brûlait la corne. Nul parfum au monde ne pouvait valoir pour lui cette odeur grossière, car il ne la respirait pas avec le nez, mais avec le cœur.

Il y a d’autres cas où l’hallucination est un écho de la mémoire. M. Leuret nous a communiqué un fait qui se rapporte à cette classe de malades. Un vieux prêtre, auquel il donnait des soins, entendait des voix qui lui racontaient toutes les circonstances de sa vie. Ces voix lui redisaient les noms de personnes qu’il avait connues et oubliées depuis long-temps. Souvent ces voix parlaient bas ; il prêtait l’oreille : « Comment ? plaît-il ? » La voix répétait le nom. Quand elle avait mal prononcé, elle se reprenait. Le vieillard, qui était un peu sourd, écoutait jusqu’à ce que le mot fût bien formé dans son oreille. Cette confession générale importunait fort notre pauvre abbé, qui avait çà et là sur la conscience d’anciens péchés que les voix lui rappelaient impitoyablement. M. Leuret déploya envers la maladie une sévérité qui irritait fort le malade. Ce dernier s’emportait avec une sorte de rage contre la main qui voulait le guérir. Un jour, notre halluciné entre dans la chambre du médecin avec un visage transformé : « Je viens de retrouver toute ma tête, dit le vieillard ; je ne sais combien de temps durera ce nouvel état, et j’ai tenu à vous voir pour vous témoigner que je n’avais pas mauvais cœur. Mon délire m’a souvent emporté à des injures et à de faux jugemens ; mais si le fou vous calomnie, l’homme sain vous rend justice et vous demande pardon pour l’autre. Dût ce retour à la santé finir bientôt, je remercie le ciel de me l’avoir envoyé pour me montrer à vous tel que je suis. » Le médecin et le malade s’embrassèrent avec effusion, mais ce fut pour la dernière fois. Avant la fin de la journée, le vieillard était repris par un délire qui ne le quitta plus. Qu’avait donc été ce court instant si pathétique ? Un éclair de raison entre deux obscurités.

L’humeur plus ou moins sombre des malades influe encore d’une manière très sensible sur la forme des hallucinations créées par le délire. Quelquefois leur cruelle imagination invente sur eux-mêmes les supplices les plus révoltans. Une femme que nous avons vue dans le service du docteur Falret se figurait être désossée, et, comme il fallait donner un emploi à ces pauvres os tirés de son corps, elle croyait qu’on les avait mis bouillir sur le feu dans une marmite. Il n’est pas de souterrain