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rêveries. Alors le moindre bruit nous trouble et nous inquiète. Nous cherchons partout notre destinée écrite sur la figure des arbres, des nuages, des étoiles. Ces illusions commencées finissent, dans l’état sain, avec la cause qui les a fait naître. Il n’en est pas de même pour le malade visionnaire. Un homme qui remplissait dans la société des fonctions graves n’aperçoit bientôt plus autour de lui que des signes et des présages. Rencontre-t-il sur son chemin un tas de pierres, une élévation de terrain, la vue de ce tertre apporte à son cerveau troublé l’idée d’une tombe. Tout se transforme ainsi en objets imaginaires, que notre homme regarde comme des pronostics et auxquels il attache une influence sur tous les actes de sa vie. Un jour, en traversant un passage, il coudoie à sa gauche un magasin de deuil ; on devine l’effet de tout ce noir sur une imagination alarmée. Il s’éloigne à grands pas de ce magasin, quand ses yeux lui présentent au-dessus d’une autre boutique le fatal n° 13. Voilà notre malheureux pris entre Carybde et Scylla. Il n’ose passer ni devant l’un ni devant l’autre de ces deux monstres créés par son délire. Il va, vient, revient, et cela jusqu’au soir, sans pouvoir sortir de ce terrible délire. Cependant le garde du passage remarquait avec quelques marchands cet homme qui errait depuis des heures comme une ombre en peine. La nuit s’avance, on va fermer la grille du passage. Notre visionnaire ne peut malgré tout se déterminer à franchir l’obstacle moral qui retient sa marche comme par un fil. On l’arrête, et, sur ses réponses, on l’envoie à Bicêtre. Nous ne sommes pas bien certain si M. Leuret, qui nous a communiqué ces faits, regarde un tel malade comme illusionné. Ce cas du moins pourrait servir à marquer l’influence d’une idée fixe sur l’image que nous nous formons des objets extérieurs.

L’excès du sentiment religieux est encore, malgré le déclin des croyances, une cause assez fréquente d’illusions. En forçant le lien qui unit le monde visible au monde invisible, le mystique se fait un Dieu à lui, un Dieu présent à tous ses actes. Quand l’esprit est dans cette disposition, il suffit d’un bruit, d’un accident de lumière, d’un rien, pour que les idées apparaissent au cerveau sous une forme sensible. Ces visionnaires donnent à la Divinité un corps, une voix ; ils l’accommodent d’un vêtement. Une telle image est prise le plus souvent dans les livres, dans les tableaux, dans les statues, dont le cerveau a conservé l’impression. L’égoïsme est également une cause notable d’erreurs. Nous avons vu dans un établissement d’aliénés une femme du monde, très amoureuse d’elle-même, qui, pour avoir lu