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tracée. Comme nos autres facultés, celle qui dirige notre imagination et, pour ainsi dire, notre vue sur des objets absens, porte en elle-même le germe de son désordre. Ce désordre commence où la liberté finit. Dès qu’il y a perte du sentiment du moi au point de confondre l’être qui se figure avec l’objet figuré et de prendre alternativement l’un pour l’autre, il existe sans aucun doute une altération grave. M. Brierre ne se montre point du tout décidé sur cette question, qui domine ici toutes les autres ; aussi a-t-il écrit un gros volume sans dire si l’hallucination est oui ou non une maladie. Tantôt c’est à ses yeux un phénomène presque normal, tantôt c’est une erreur de l’esprit humain, qui paie ainsi le tribut aux croyances de son siècle. Nous répondrons que d’abord un phénomène est normal ou il ne l’est pas. En second lieu, il y a dans l’hallucination plus qu’une erreur de l’esprit, il y a un fait. Les hallucinés ne croient pas seulement sentir ; ils sentent en effet, et d’une manière si vive, que le raisonnement échoue contre cette impression. Aussi le premier signe de leur convalescence se montre-t-il dans le changement de cette formule positive : « Je vois ; on me dit ; » en cette autre bien différente : « J’ai cru voir ; il m’a semblé entendre » Là est la limite.

De même qu’il existe des idées qui se font sensations, il existe des sensations qui se font idées. Dans le premier cas, il y a hallucination, et dans le second cas illusion.

Ce que nous venons de dire des préludes de l’hallucination s’applique aussi bien au phénomène de l’illusion, qui en est ordinairement le satellite. Les sens ne suffisent pas, comme nous l’avons vu, à juger des dispositions qu’ils marquent dans les objets ; il faut que le cerveau intervienne pour recevoir et pour corriger au besoin le témoignage des sens. Voilà l’état sain. Il arrive pourtant tous les jours que l’attrait de sentir et de transformer la sensation l’emporte en nous sur le jugement sans qu’il y ait pour cela perte de la liberté. L’enfant ne donne-t-il pas à ses jouets de la vie, des instincts et des volontés ? Les peuples anciens, qui sont les enfans des âges historiques, ne changent-ils point continuellement les objets inanimés, arbres, nuages, fontaines, en des figures d’hommes et de femmes ? Cette faculté diminue chez l’enfant et chez les nations avec les progrès de l’âge ; mais elle demeure très active chez certaines natures. C’est elle qui colore sans cesse nos sensations avec nos souvenirs, nos sentimens ou nos idées. Seulement, chez l’homme sain, il y a contre-épreuve et répression à l’instant même de la sensation fausse, tandis que chez l’illusionné c’est l’erreur qui l’emporte, qui domine et qui se fait maîtresse de l’intelligence.