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impartialité les diverses constitutions des peuples, termine ainsi : « Ne demandez à Polybe ni l’art d’Hérodote, ni la force de Thucydide, ni la concision de Xénophon ; Polybe est un homme d’état, qui, toujours plein de son sujet, et sans chercher à plaire aux lettres, écrit pour les hommes d’état : ce qui le caractérise, c’est l’intelligence[1]. » Que M. Thiers y ait plus ou moins songé, que ce soit étude d’un grand modèle ou naturelle ressemblance, son livre présente, avec ce qui nous reste de Polybe, de frappantes affinités, car le récit et la discussion politique s’y trouvent combinés de manière à fortement instruire le lecteur, tout en le provoquant à raisonner lui-même sur les faits qu’il apprend.

Si nous étudions de plus près la manière de l’historien du consulat et de l’empire, l’ordonnance de ce vaste ouvrage décèle vraiment un artiste. Nous ne parlons pas encore de l’exécution, mais de la conception de l’ensemble, de la distribution des grandes masses du récit, de cette économie lumineuse qui élève aux séduisantes proportions de l’art un sujet aussi sérieux et aussi compliqué. Il serait d’un étrange aveuglement ou d’une injustice passionnée de méconnaître, de nier la puissance de composition qui a su donner l’harmonie et l’unité à ce vaste assemblage de faits et d’idées, à cette grande construction historique. Maintenant, le style même est-il à la hauteur de cette belle et savante méthode ? Un jour, dans sa correspondance, Voltaire s’exprimait avec beaucoup d’aigreur sur le compte de Montesquieu ; il ne pouvait lui pardonner d’avoir cherché, dans les Lettres persanes, à rabaisser les poètes, et disait qu’il avait voulu renverser un trône où il sentait qu’il ne pouvait s’asseoir. Toutefois, au milieu de ses reproches et de ses griefs, Voltaire ne pouvait s’empêcher de s’écrier : « Il est vrai que Montesquieu a quelquefois beaucoup d’imagination dans l’expression ; c’est, à mon sens, son principal mérite. » Il y a encore de l’humeur dans cet éloge que la vérité arrache à Voltaire ; il sentait intérieurement que cette imagination, dans l’expression, qu’il était obligé de reconnaître à Montesquieu, lui manquait. Elle ne manque pas moins à M. Thiers, sur l’esprit duquel le génie et l’école de M. de Châteaubriand n’ont exercé aucune influence. Le style de M. Thiers est simple, clair, large et positif. De plus, il a du mouvement, non le mouvement du poète et de l’orateur que produit l’imagination mise en branle ou l’ardeur des passions, mais ce mouvement qui convient à l’histoire, parce qu’il est l’expression vraie du fond et

  1. Vier und zwanzig Bücher Allgemeiner Geschichten, V Buch, Kap. II.