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encore, et prit des accroissemens nouveaux. Tout ce travail, qui ne pouvait s’accomplir qu’à l’ombre d’un pouvoir tutélaire, a été exposé par M. Thiers en homme qui a su garder une indépendance complète d’esprit, et en même temps mettre à profit pour l’histoire toute l’expérience d’une longue vie politique. L’organisation administrative et financière de la France, sous le consulat et l’empire, n’avait jamais été décrite telle qu’on la trouve dans le livre de M. Thiers. Pour ne citer qu’un exemple, nous signalerons dans le cinquième volume la création des contributions indirectes, dont parle l’historien avec des connaissances pratiques acquises au milieu des affaires. Il nous montre Napoléon opposant, au sein du conseil d’état, à la théorie de l’impôt unique reposant exclusivement sur la terre la théorie simple et vraie de l’impôt habilement diversifié, reposant à la fois sur toutes les propriétés et toutes les industries. Sur ce point, la conviction de Napoléon était si forte, qu’il ne craignit pas, au moment où il montait au trône, de rétablir, sous le nom de droits réunis, ce que M. Thiers appelle le plus impopulaire, mais le plus utile des impôts. Au surplus, la théorie de l’impôt unique, si chère au XVIIIe siècle, a été convaincue d’erreur par le témoignage irrécusable des faits. Elle était née des plus généreuses intentions, et c’est Vauban qui, plus encore que Boisguilbert, en eut l’initiative sous la vieillesse de Louis XIV. « Patriote comme il l’était, dit Saint-Simon dans ses mémoires[1], Vauban avait été toute sa vie touché de la misère du peuple et de toutes les vexations qu’il souffrait. » L’illustre maréchal avait donc imaginé un système nouveau ; il abolissait tous les impôts, et il en établissait un seul, qu’il appelait la dîme royale. Qu’arriva-t-il ? Les ministres accueillirent avec colère une telle invention, Louis XIV ne voulut plus voir Vauban, qui désormais n’était à ses yeux qu’une sorte de criminel d’état. Mais voici quelque chose de plus imprévu, c’est qu’on prit au nouveau système l’idée même de la dîme, et qu’on imposa cette dîme sur les biens de tout genre, en sus de tous les autres impôts. « Qui aurait dit au maréchal de Vauban, s’écrie Saint-Simon, que tous ses travaux pour le soulagement de tout ce qui habite la France auraient uniquement servi et abouti à un nouvel impôt de surcroît, plus dur, plus permanent et plus cher que tous les autres ? C’est une terrible leçon pour arrêter les meilleures propositions en fait d’impôts et de finances. » Nous ajouterons que c’est un de ces crimes qu’une tardive justice a punis à un siècle de distance par une l’évolution sociale.

  1. Mémoires du duc de Saint-Simon, t. V, p. 284 à 292 ; édition de 1829.