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pas non plus que Napoléon est l’archétype de l’art nouveau[1]. Quel est donc ce mysticisme exotique qui prétend envahir nos propres annales, et dégrader par de folles imaginations la première figure de notre histoire ? Encore un révélateur qui, pur mieux prouver sa connaissance d’avenir, déraisonne sur le passé.

Ce qui a souvent égaré ceux qui ont contemplé Napoléon avec la prétention de le juger et de le peindre, c’est que cette grande nature est double : il y a l’homme politique, il y a le héros. On pourrait dire de Napoléon la même chose que d’Alexandre, qu’il est à la fois le fils de Philippe et le fils de Jupiter Or, non-seulement chez Napoléon le héros a perdu le politique, mais aujourd’hui il rend plus difficile l’étude complète de l’homme même. Si Napoléon n’était qu’un politique comme Charles-Quint, Henri IV, le cardinal de Richelieu, il ne serait pas si difficile de le caractériser et de le classer. C’est cette duplicité de nature qui déroute l’observateur. Vous croyez être en face de l’esprit le plus positif ; soudain l’imagination perce, éclate, et le héros domine. Avec un pareil tempérament, on ne conserve pas ce qu’on a conquis, on perd le trône et une tombe parmi les rois, mais aussi on met son nom si haut, que pas un moderne ne peut y atteindre, et, trente ans après sa mort, on a rejoint, dans l’imagination des peuples, les demi-dieux de l’antiquité.

Il est encore pour Napoléon une autre source d’une impérissable popularité, c’est la magnificence de son langage et de son style. César était éloquent, spirituel ; c’était aussi un parfait connaisseur des choses littéraires, et, lorsqu’il parlait de lui-même, c’était avec une mesure du meilleur goût. « Quand je lis les écrits de Brutus, disait-il, je me crois éloquent ; mais, si je lis Cicéron, il me semble que j’ai perdu toute mon éloquence, et que je balbutie comme un enfant. » À cette aimable modestie, il joignait un enjouement et une facilité d’humeur qui lui faisaient oublier jusqu’aux épigrammes de Catulle ; après les avoir lues, il invitait le poète à souper. Napoléon avait plus de sérieux dans son génie ; il n’eût pas pardonné les injures qui eussent été adressées à la dignité de sa personne. Dès les premiers momens, il avait su se soustraire à la familiarité républicaine que le dictateur de Rome était obligé de supporter, et l’on peut dire que cet admirable acteur était constamment en scène, sans distraction, toujours égal à lui-même. Les pages que Napoléon a dictées à ses généraux n’ont à

  1. Toutes ces belles choses se trouvent dans l’Église et le Messie, par Adam Mickiewicz.