Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/278

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

il y a des intelligences restées fidèles au culte du beau et de la vérité, nous aimons à penser que, surtout dans la jeunesse, ce culte a de nombreux croyans encore : à nos yeux, l’avenir n’est pas désespéré ; mais, à considérer les choses telles qu’elles se comportent en ce moment, jamais il n’y eut plus de désordre dans les imaginations. Il n’est qu’un point sur lequel s’accordent tous ces esprits qui nous donnent le spectacle d’une agitation si souvent stérile, c’est qu’en rien il n’y a de règle générale et stable. On dirait que les régions de l’art et de la pensée sont comme un vaste désert dans lequel ne s’élève pas une seule colonne, un seul monument, pour avertir ceux qui s’y aventurent. On ne relève que de sa fantaisie ; de tous ses caprices on se compose une poétique, et l’on est soi-même son législateur. Sit pro ratione voluntas, tel est le seul principe debout dans la république des lettres, qui n’en reconnaît plus.

Cette substitution de la fantaisie à la nature des choses a précipité la chute du drame moderne ; elle prépare aujourd’hui celle du roman. Cependant jamais, à aucune autre époque, le roman n’a été entrepris ni traité par une plus brillante élite de talens vigoureux. Tandis que l’auteur d’Eugénie Grandet nous montrait des intérieurs de famille admirablement mis en relief, une femme trouvait à la passion des accens, et peignait la nature dans des tableaux que n’eût pas désavoués Jean-Jacques. Un instant on put croire que l’auteur de Mathilde se proposait sérieusement d’être l’émule de Richardson ; enfin un dramaturge habile et véhément se mit à consacrer avec bonheur au conte et au roman la verve qui l’avait fait applaudir au théâtre. Pourquoi donc avons-nous vu ces écrivains, au milieu de leurs succès, faiblir ou s’égarer ? Par quelle raison principale et décisive le roman, sous leur plume, a-t-il dégénéré en descriptions interminables, en dissertations philosophiques, sociales, en un amas d’aventures invraisemblables, de caricatures odieuses et non comiques, en récits dont les incohérences et la prolixité effacent si souvent les impressions favorables données par le début ? Quelle est la cause de toutes ces déviations ? Elle est tout entière, à notre avis, dans l’oubli où vivent plus que jamais les écrivains touchant des règles et des lois qu’on n’enfreint pas impunément. Les romanciers souriront, si ces lignes tombent sous leurs yeux. Des règles au roman, l’enfant désordonné de l’imagination ! Mais le roman n’est-il pas un champ ouvert à tous les caprices ? N’est-ce pas là ce qui le rend si cher à l’irréflexion des écrivains ? N’est-ce pas là le triomphe, l’excellence du genre ? Sur cette illusion, on s’embarque, on s’aventure, on se laisse dériver, on s’épuise