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détruit. Ce fut toujours son tort d’abattre partout sans semer nulle part. Ne comprenant pas toute la portée de ses actes, il jeta brusquement hors de sa voie, sans la pousser dans une voie meilleure, une nation engourdie qui ne pouvait se transformer qu’à la longue. Avant tout, il obéissait à son indomptable orgueil, et semblait moins rechercher l’intérêt de son empire que la satisfaction de son amour-propre personnel. Il se hâtait de changer l’aspect, la superficie des choses, pour se faire illusion à lui-même et se donner le spectacle d’un empire asiatique métamorphosé par lui en état européen. Entraîné par le désir des innovations et retenu par une religion qui résistait au progrès, comprenant l’incompatibilité du Coran avec la civilisation européenne, ayant en main deux forces qui se neutralisaient, Mahmoud s’agita toute sa vie dans un cercle fatal, et, victime lui-même de la réforme[1], il mourut d’un mal ignoble, laissant son empire ébranlé.

En montant, à seize ans, sur le trône, Abdul-Medjid annonça l’intention de ne rien changer à ce qu’avait établi son père, et se déclara partisan de la réforme. Malgré les sectateurs nombreux de la tradition, il renonça au turban, et se fit sacrer avec le fez. Loin d’imiter Mahomet III, qui, le jour de son avènement, fit étrangler ses neuf frères, il a laissé au mépris des usages du sérail, toute liberté à son frère Abdul-Haziz, jeune homme à l’œil énergique, aux instincts violens. La hatti-chériff de Gulhané, publié le 19 novembre 1839, qui a été jugé si diversement, a du moins prouvé les bonnes intentions de ce souverain, appelé avant l’âge à supporter un fardeau sous lequel plieraient peut-être les plus fortes têtes de l’Europe. L’action du jeune padicha se fait déjà souvent sentir dans les affaires, et des faits qui, en Europe, peuvent paraître insignifians, mais qui, en Turquie, ne sont pas sans importance, ont révélé ses sentimens personnels[2] et ses désirs de progrès. A diverses reprises, il a manifesté l’intention de s’instruire, et a pris, dit-on, des leçons de géographie et de langue italienne. Récemment enfin, il a voyagé dans une partie de son empire. Sans doute ce ne sont pas là de

  1. Entre autres réformes, Mahmoud changea le régime des sultans. Il aimait avec passion les liqueurs fortes, et ne buvait que de l’eau-de-vie, du rhum ou de l’esprit-de-vin rectifié. L’intempérance vainquit son tempérament de fer, et il mourut de cette maladie des ivrognes qu’on nomme delirium tremens ou erethismus ebriosorum.
  2. On se rappelle que, lorsque le prince de Joinville fut reçu au sérail, il prit place, à l’invitation du sultan, sur le divan où sa hautesse était assise. Jamais chrétien n’avait reçu pareille faveur d’un souverain musulman, et cette violation de l’ancienne étiquette, qui fit grand bruit à Constantinople, scandalisa au dernier point tous les vieux mahométans. La réception faite tout récemment au duc de Montpensier a offert les mêmes particularités et a dû provoquer les mêmes scandales.