Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ciation avec le marchand, l’esclave se rasseoit de nouveau sur la natte en attendant un nouvel enchérisseur, ou bien, nouant par les quatre coins un pagne qui renferme toute sa fortune, c’est-à-dire une chemise et deux bracelets de cuivre, elle suit son nouveau maître avec une évidente satisfaction, et s’en va sans dire adieu à ses compagnes. Outre ces jeunes filles, dont le prix varie de deux à cinq cents francs, on voit çà et là quelques vieilles négresses décrépites et hideuses que de pieux musulmans achètent à très bon compte. Si on leur demande pourquoi ils font une pareille emplette, ils répondent que Mahomet ordonne de donner du pain à ceux qui n’ont pas la force d’en gagner.

Les esclaves blanches ont une valeur beaucoup plus grande, et ne sont pas, comme les négresses, exposées dans la cour à l’ardeur du soleil ; elles restent dans les cases pratiquées sous la galerie qui entoure le bazar. L’entrée de ces loges grillées est interdite aux chrétiens, et le marchand suit d’un œil inquiet, ou même arrête par un geste menaçant le promeneur trop curieux. Avec un peu d’adresse et beaucoup de patience, je parvins cependant à m’approcher de plusieurs de ces cases. Cachées comme les femmes turques sous les plis d’un ample Jeredjé, les esclaves blanches que j’aperçus me parurent jeunes et belles, quoique à l’aide du fard elles se fussent composé un teint tout-à-fait théâtral. En se voyant l’objet de mon attention, quelques-unes d’entre elles se voilaient pudiquement le visage, d’autres, en plus grand nombre, me lançaient des regards hardis, ou, montrant au doigt mon habit d’Européen, s’en moquaient d’une façon tout-à-fait pénible pour mon amour-propre. Les hommes esclaves étaient rares au bazar ; je vis seulement une vingtaine de négrillons qui jouaient aux osselets en poussant des cris aigus. Deux d’entre eux portaient au pied un anneau de fer ; j’appris que ces enfans avaient tenté de fuir, et que le but de ces entraves était de prévenir de nouveaux projets d’évasion. Pendant mon séjour à Constantinople, j’ai visité souvent le marché aux esclaves, et ces anneaux de fer attachés aux jambes de deux ou trois petits nègres, dont ils n’empêchaient nullement les ébats, sont les seuls châtimens que j’aie vu infliger. Il m’a toujours paru que les marchands traitaient avec une douceur presque paternelle les malheureux enfans dont ils faisaient trafic, et je ne puis croire aux mauvais traitemens qu’ils subissent journellement, au dire de certains économistes. Un marché d’hommes est chose assez humiliante en soi, pour qu’une philanthropie exagérée n’ajoute pas à un si triste tableau des détails pénible et de pure in-