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d’un de ces poètes imitateurs, dont les vers, à Rome comme chez nous, servaient bientôt d’enveloppe au gingembre et au poivre des épiciers[1]. Tous les travers des lettrés étaient ainsi passés en revue ; après les versificateurs ridicules venaient les grécomanes, si communs alors chez les Romains. On a de Lucile un joli fragment, où il se moque de ce Titus Albutius, souvent nommé dans les lettres de Cicéron, qui, pendant son exil à Athènes, fut, à cause de ses manies d’helléniste, salué ironiquement en grec par Scévola, et chercha à s’en venger depuis par une attaque en concussion. C’est Scévola qui parle :


« Te faire Grec, Albutius, plutôt que de rester Romain et Sabin, compatriote de Pontius, de Tritannus, de ces centurions, de ces hommes illustres, les premiers de tous et nos porte-drapeaux, voilà ce que tu as préféré. Puisque tu l’as préféré, c’est donc en grec que moi, préteur, de Borne dans Athènes, je te salue, disant : « Xαϊρε, Titus ! » Et les licteurs, et ma suite, et la cohorte tout entière : « Xαϊρε, Titis ! » De là vient qu’Albutius est mon ennemi public, mon ennemi privé. »


Les petites affectations de style, les recherches et jusqu’aux négligences de langage, étaient également raillées dans les Satires. A un endroit, par exemple, Lucile se avec beaucoup de malice et de tour, de ceux qui avaient la coquetterie pédante de multiplier les assonances, de rapprocher les mots à syllabes égales, et de ne jamais lâcher un nolueris sans y accoler un debueris. Ce sont là des finesses qui nous échappent. A la critique d’ailleurs, Lucile joignait la leçon : tout son neuvième livre[2] était consacré aux plus minutieuses questions, de syntaxe, de métrique, de prononciation ; il y traitait des synonymes et des étymologies, de l’orthographe et de la quantité. Il ne faut pas s’étonner de voir de pareilles matières traitées par un poète : c’était un goût particulier aux Romains que cette mise en vers des règles et préceptes, que ce tour du rhythme donné à des détails techniques. Bien des années avant Lucile, Ennius avait inséré des vers de ce genre dans son poème des Annales ; c’était, selon la fine remarque de M. Patin, de simples notes grammaticales qu’il mêlait prosaïquement à la majesté de son texte. Le même critique l’a dit avec justesse, ces premiers poètes, faisant et façonnant la langue latine avec la langue grecque, étaient un peu grammairiens, et le laissaient voir

  1. Voir Horat., Epist., I, II, 269.
  2. Les textes obscurs qui se rapportent aux doctrines grammaticales de Lucile ont été notablement éclaircis par M. Louis Schmidt dans une savante dissertation : Lucilii quoe ex libro IX supersunt ; Berlin, 1840, in-4o.