Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 12.djvu/105

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

danse et les spectacles ! Que votre fille plutôt aille apprendre des pas et des figures l’école des baladins ; que votre fils (il n’a pas douze ans, il porte encore la bulle[1] ; mais qu’importe ?) exécute, au son de la sambuque, cette danse lubrique qui ferait rougir un jeune esclave prostitué. Assouvissez vos sens par tous les plaisirs, votre esprit par toutes les distractions ; semez l’or, et, si vous vous ruinez, faites du moins comme ce Ménius qui, réduit à vendre sa maison, se réserva du moins une colonne d’où il pouvait voir les combats de gladiateurs. — Voilà le spectacle peint par Lucile et qui fait que le poète indigné peut apostropher les vainqueurs du monde, les maîtres de la terre, et leur dire : « Vivez, gloutons ; vivez, ventres ! vivite ventres ! »

Après les déportemens de la ville, ceux des tribus rustiques tout passe sous la verge du satirique. La campagne aussi a ses gourmands comme la cité, pauvres gourmands qui dînent, non plus dans des plats d’or, dans des vases de cristal, mais qui, pour leur repas de tous les jours, en sont réduits à un peu de chicorée assaisonnée de sauce de mènes et servie sur une assiette étroite de terre de Samos. Triste cuisine, maigre plat, plus humble encore que cet étrange ragoût d’ail, de rue, de coriandre, d’ache et de sel broyés, dont Virgile nous a laisse l’agreste recette dans le Moretum Lucile avait fait une grotesque description de je ne sais quel repas donné par un rustre gastronome qui, voulant faire bombance, s’était ruiné en ciboule et en oignons, comme les citadins se ruinaient pour l’huile de Cassinum ou le vin de Falerne, et n’avais composé son régal que de légumes. Je m’imagine que, pour préparer ce beau festin, notre homme fit venir de la ville quelqu’un de ces cuisiniers dont parle Plaute[2] qui, chômant la huitaine, allaient le neuvième jour préparer les rôtis de tous ces gloutons de village avides d’avaler à chaque nondine. C’était à ce propos peut-être que Lucile amenait une apostrophe à l’oseille, qu’on commençait à négliger fort de son temps et dont l’usage avait été contemporain de l’austérité des mœurs :


« Oseille ! que de louanges sont dues à celui qui te connaît encore ! C’est à ce sujet que Lélius, ce sage, avait coutume de pousser les hauts cris et d’apostropher à leur tour chacun de nos goinfres : « O Publius Gallonius ! s’écriait-il ; ô gouffre tu es un être bien misérable. De ta vie tu n’as soupé

  1. Voir dans Macrobe (Saturn., II, 10) le discours de Scipion auquel Lucile faisait ici allusion (Sat. II, fr. 10 ; édit. Corpet).
  2. … Cocus ille nundali’ est : in nonum diem
    Solet ire coctum (Aulul., 280.)