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« O pied, ô jambe, ô contours accomplis pour lesquels ce m’a été raison de périr, ô épaules, sein, col délié, ô mains, ô petits yeux qui font mon délire, ô mouvemens divins, petits cris, baisers suprêmes ! et que m’importe à moi qu’elle soit une Opique[1], comme on dit, une barbare, et qu’elle ne chante pas les vers de Sapho ! Persée fut bien amoureux de l’Éthiopienne Andromède. » Opique est un mot par lequel les Grecs désignaient assez injurieusement les Romains. Or, ce mot-là, j’imagine, ne devait pas encore se trouver dans le vocabulaire et dans l’Anthologie de Méléagre. Sa Syrie, toute mélangée qu’elle était, la Phénicie d’où sortit Cadmus, ne lui suggéraient pas une idée pareille. Filles de Tyr et de Sidon, fleurs de Cos et d’Ionie, toutes celles qu’il aima et qu’il célèbre, savaient ou entendaient probablement les chansons de Sapho, aussi bien que les vers qu’il leur adressait à elles-mêmes.

On peut se faire une idée plus précise de ce que sa Couronne renfermait de pure richesse et de variété d’agrémens par la première pièce qu’il y avait mise en guise de préface ; j’en ai traduit quelque chose autrefois dans cette Revue même[2]. Cette pièce, dont je disais qu’elle était comme l’enseigne du jardin des Hespérides, contient les noms de quarante-six poètes, sans compter ceux tout modernes et d’hier qui avaient fourni leur brin au bouquet, parmi lesquels, lui, Méléagre, il avait semé çà et là, ajoutait-il, les premières violettes matinales de sa propre muse. Ce sont ces violettes, en partie conservées, dont on voudrait représenter ici quelques-unes sans trop en dissiper le parfum.

Qu’était-ce que Méléagre avant tout ? On en sait peu de chose, sinon ce que lui-même nous apprend dans l’épigramme suivante, qu’il avait composée pour son tombeau

« Ma nourrice est l’île de Tyr ; pour patrie attique j’ai eu la Syrienne Gadare ; fils d’Eucratès, moi, Méléagre, j’ai poussé avec les Muses, et ma première course s’est faite en compagnie des Graces Ménippées. Que je sois Syrien, qu’y a-t-il d’étonnant ? O Étranger, nous habitons une seule patrie, le monde : un seul Chaos a engendré tous les mortels. Agé de beaucoup d’années, j’ai gravé ceci sur mes tablettes en vue de la tombe, car celui qui est voisin de la vieillesse n’est pas loin de Pluton. Mais toi, si tu m’adresses un Salut à moi le babillard et le vieux, puisses-tu toi-même atteindre à la vieillesse babillarde ! »

  1. Ancien peuple d’Italie, le même que les Osques.
  2. Livraison du 1er juin 1841, dans l’article intitulé : Un Factum contre André Chénier, page 891.