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avec ses ciseaux[1]. » Voilà où en était Rome, et Lucile osait le lui dire. Dans le siècle précédent, quand Névius avait essayé d’introduire sur la scène latine les libertés de l’ancien théâtre attique, quand il s’était permis[2] un sarcasme contre le fatal consulat de Métellus et une allusion contre le grand Scipion, que son père avait ramené tout penaud de chez sa maîtresse avec un manteau pour tout vêtement, on sait comment cette tentative aristophanique avait réussi et de quel air de dédain le consul attaqué avait dit : Malum dabunt Metelli Nœvio poetœ. Cela est intraduisible ; il faut sentir l’idée d’ignominie attachée à cette expression de malum, qui désignait la correction infligée à un esclave ; il faut sentir le mépris amer qu’il y a dans ce rapprochement du grand nom des Métellus et de celui d’un méchant Grec de Campanie, écrivailleur aux gages des histrions. On a spirituellement remarqué que le chevalier de Rohan devait s’exprimer sur le même ton la veille du jour où il fit rosser Voltaire par ses gens. Voltaire fut mis à la Bastille ; Névius alla en prison, et de plus il mourut en exil.

Ce contraste, à cent ans de distance, d’un tribun dramatique que l’aristocratie fait taire et d’un tribun satirique que l’aristocratie laisse dire, marque le changement qui’ s’était accompli dans les mœurs littéraires. Hier on imposait violemment silence à l’homme du peuple qui s’avisait de transformer la littérature, ce vil passe-temps des esclaves beaux-esprits, en instrument contre les puissances : aujourd’hui les choses ont bien changé, il n’est plus de mauvais ton, c’est même la mode d’écrire ; Lélius ne se cacherait plus pour faire des vers avec Térence, et Lucile, tournant avec une entière indépendance les droits de sa caste contre sa caste, peut, sans qu’on l’inquiète, s’exprimer crûment sur toute chose. On le maudira entre les dents, on se vengera par de mauvais propos ; mais personne ne l’appellera devant le préteur.

Lucile usa amplement du privilège qui lui était laissé ; je le trouve mettant le doigt avec audace sur la plaie future de l’empire, La vénalité militaire. C’est une chose remarquable que l’extrême réserve avec laquelle les poètes de la république touchent les matières de l’état, de l’année, de la famille : soldat, citoyen, père de famille, le Romain

  1. Ben se’ tu manto che tosto raccorce
    Si che, se non s’ appon di die in die,
    Lo tempo va dintorno con le force.
    (Parad., XVI, terz. 6.)

  2. Voyez Klusmann, Nœvii vita, Jéna, 1842, in-8o, page 15, et une note de M. Naudet sur le vers 27 de l’Amphitryon.