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Il est arrivé ainsi, au grand regret et déplaisir déjà de Fénelon en son temps, que la langue française poétique s’est vue graduellement appauvrir, dessécher, et gêner à l’excès, qu’elle n’a jamais osé procéder que suivant la méthode la plus scrupuleuse et la plus uniforme de la grammaire[1], que tout ce qui est droit, licence et gaieté concédée aux autres poésies a été interdit à la nôtre, et qu’on n’a fait presque nul usage, en cette voie, des conformités naturelles premières qu’on se trouvait avoir par un singulier bonheur avec la plus belle et la plus riche des langues, conformités que, deux siècles et demi après Henri Estienne, Joseph de Maistre retrouvait, proclamait hautement à son tour[2], et qui tiennent en bien des points à la conformité même du caractère et du génie social des deux nations. Or, ces analogies heureuses n’avaient guère servi de rien à notre langue en poésie, jusqu’à ce qu’André Chénier fût venu montrer qu’il n’était pas impossible d’y revenir.

Quelques critiques insistent avant tout et préférablement sur l’aspect idéal et pur de l’art grec, sur la beauté dont il donne le suprême exemple ; il est permis de ne pas moins insister sur la simplicité inséparable et la vérité qui en sont le fond et l’accompagnement, sur cette naïveté dans le sentiment et dans l’expression, qui se joint si bien à la grace et qui ajoute aussi au pathétique et à la grandeur. Pour moi, je ne serai content que lorsqu’on aura osé traduire et rendre au vif en français, autant qu’il se peut, ces naïvetés mêmes, ces négligences aimables, ce désordre apparent, né d’un art caché, par où se révèle la passion et qui insinue la persuasion dans les cœurs, ces hardiesses naturelles qui n’offensent jamais la beauté, mais qui pourtant ne s’y voilent pas, ne s’y confondent pas toujours. Combien de fois, dans Homère, une comparaison empruntée aux appétits physiques et matériels est là pour mieux exprimer ce qu’il y a de plus touchant dans l’affection morale ! Au chant XIII de l’Odyssée, Ulysse, trop long-temps retenu à son gré chez les Phéaciens, a obtenu un vaisseau ; il doit partir le soir même, il assiste au dernier festin que lui donnent ses hôtes ; mais, impatient qu’il est de s’embarquer pour son Ithaque, il n’entend qu’avec distraction, cette fois, le chantre divin Démodocus, et il tourne souvent la tête vers le soleil comme pour le presser de se coucher :

« Comme lorsque le besoin du repas se fait sentir à l’homme qui,

  1. Voir la Lettre sur l’Eloquence.
  2. Soirées de Saint-Pétersbourg, deuxième Entretien.