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à coup ses dispositions, et, sans renoncer encore à sa volonté, il regretta de l’avoir aussi impérativement manifestée.

Le digne homme rentra tout pensif au château, et, en attendant l’heure du souper, il monta dans l’espèce de grenier qu’il appelait sa bibliothèque, sous prétexte de chercher le second volume de son nobiliaire ; mais, en réalité, c’était pour se remettre de l’attendrissement douloureux où l’avaient jeté les paroles de ses enfans. Tandis qu’il fouillait, d’une main distraite, les paperasses moisies, les volumes dépareillés et rongés par les rats, qui gisaient sur des planches vermoulues, la baronne était sortie de la salle pour chercher Anastasie. Elle l’avait trouvée assise à la place même où l’avait laissée son père, les mains sur ses genoux, la tête inclinée et les yeux tournés vers la plaine, où se déroulaient les sentiers qu’elle parcourait naguère en allant à la Roche du Capucin. À la voix de sa mère, Anastasie tressaillit et passa la main sur son visage pour cacher ses larmes. La baronne s’assit auprès d’elle et lui dit avec un accent inexprimable de protection, de tendresse, de tremblante fermeté :

— Soyez tranquille, ma fille ; votre mère ne vous laissera pas sacrifier ainsi ; elle aura le courage de vous défendre… Ne pleurez plus, vous n’irez pas au couvent.

— Oh ! ma mère ! je demande au contraire comme une grace la permission d’y entrer, s’écria la jeune fille avec des sanglots et en inclinant son visage brûlant sur les mains de la baronne ; oui, j’aspire à cette retraite où l’on ne songe qu’à Dieu, où l’on oublie le monde. — Oui, j’obéirai avec joie à mon père, et je ne forme qu’un seul vœu, c’est celui d’accomplir promptement mon sacrifice.

Mme de Colobrières demeura un moment muette de surprise et de saisissement ; Anastasie ne lui avait jamais manifesté aucune disposition pour la vie religieuse, et cette vocation subite semblait cacher des choses qu’elle tremblait de comprendre.

— Ma fille, dit-elle en hésitant, vous n’êtes donc pas heureuse ici ?…

La jeune fille secoua la tête avec un geste de désespoir, et murmura sourdement : — J’y meurs mille fois chaque jour de regret et de douleur.

— Le temps vous ôtera ce chagrin, ma chère fille, reprit la baronne d’une voix plus basse, comme si elle eût craint d’entendre elle-même ses paroles ; vous oublierez ce qui cause votre peine… L’absence fait tout oublier, mon enfant ; vous retrouverez le contentement, la paix de l’ame…. Vous serez encore heureuse comme il y a quelques mois…