qu’il n’y a qu’à voler le pain des pauvres chrétiens, parce que vous avez dans vos coffres des onces plus ou moins mal acquises ! Oh ! que non pas, mes maîtres ! Ce n’est pas tout que d’acheter la bête, il faut la prendre, et venez-y, par saint Jean de Dieu ! venez chercher votre minerai, je veux être brûlé vif comme un juif de votre espèce, s’il sort un arrobe de la sierra, dussé-je couper moi-même les jarrets de vos mules et de vos muletiers. » L’oncle Pierre parla long-temps, sa colère ne tarissait pas ; nous étions de retour au Fondon qu’il parlait encore, et, pour donner plus de poids et d’accent à ses paroles, il frappait à la fin de chaque phrase sur la crosse de son escopette avec un geste significatif.
Notre retour fut marqué par un épisode qui peint bien la population sauvage au milieu de laquelle le hasard m’avait amené. L’oncle Pierre, qui demeurait au Fondon, nous avait quittés à la porte de sa maison ; le régisseur du Pilar avait pris les devans, ce que voyant, une douzaine de rustres réunis sur la place du bourg se mirent en tête de nous fermer la rue par laquelle nous devions passer, en nous saluant par-dessus le marché des épithètes d'afrancesados, picaros, et autres aménités du même genre. Je ne sais s’ils nous prenaient pour les accapareurs de la sierra, mais à coup sûr ils nous traitèrent comme tels. La plaisanterie ne nous parut pas bonne, et nous le témoignâmes à ces malandrins en termes catégoriques ; ils n’en tinrent compte : au contraire, ce fut pour eux un motif de la réitérer. Notre patience était à bout, car enfin nous voulions passer, et le droit, sinon la force, était de notre côté ; bref, M. T… prit son fusil, moi mon rétac, et Dieu sait ce qui allait arriver, si l’intervention subite et imprévue de l’oncle Pierre n’était venue donner à cette méchante affaire une issue pacifique. Le vieux mineur réprimanda les assaillans avec l’autorité d’un patriarche et du ton dont Neptune gourmandait les fils d’Éole. Un religieux silence succéda à ses paroles, et nous profitâmes de la première ouverture qui se fit dans les rangs ennemis pour partir au galop, non sans avoir secoué derrière nous la poussière de cette ville inhospitalière et barbare. J’ai gardé rancune au Fondon.
Le soir était venu, et, pour regagner le Pilar, où nous voulions coucher, il nous fallait traverser de nuit tout le Plan de Cacin. Ce vaste banc calcaire sépare les deux sierras, et paraît avoir coulé sur les terrains de première formation qui en constituent la base ; il passe pour fertile, mais, à l’exception d’une ferme, une véritable Thébaïde, où M. T… avait vécu dix-huit mois avec sa famille, il est entièrement inhabité ; je me trompe, nous y trouvâmes de loin en loin quelques fonderies de plomb d’où s’échappaient des gerbes d’étincelles, et une fumée rougeâtre. Nous entrâmes dans une de ces fabriques, celle de Las Augustias, qui se trouvait sur notre passage. Je crus pénétrer dans l’antre de Vulcain ; nus, aux caleçons près, les travailleurs, borgnes pour la plupart, avaient l’air de cyclopes ; leur œil oblique et jaunâtre, couvert d’épais sourcils, nous jetait des regards peu bienveillans, pour ne pas dire hostiles ; leur crinière, roussie par la flamme, tombait en désordre sur leurs épaules, et donnait à leur visage, déjà assez farouche, une expression plus