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d’une chose qu’il ne soupçonnait peut-être pas, « c’est que, parmi ceux qui le liraient et qui le jugeraient, il n’y aurait pas beaucoup d’hommes ayant les mêmes raisons que lui pour être si difficiles ; que, lorsque cela serait (ce qui changerait un peu l’état de la civilisation), ces personnes sauraient apprécier ce que seul il aurait pu faire, et ne lui imputeraient pas l’imperfection même des matériaux sur lesquels il avait dû travailler. Ce n’était point assurément par la crainte des jugemens, mais par conscience, qu’il se montrait si difficile ; mais, lui qui avait tant lu, il devait savoir mieux qu’un autre combien de vues neuves, profondes et vraies, seraient restées inconnues, combien d’ouvrages de la plus haute importance n’auraient jamais vu le jour, si leurs auteurs ne s’étaient pas résignés à y mêler beaucoup de peut-être et beaucoup d’à-peu-près. » Voilà ce qu’on lui redisait sous toutes les formes, avec autorité, avec grace ; mais, par malheur, ce démon de la proscrastination que Benjamin Constant avait déjà nommé, et que lui-même connaissait si bien, l’emporta, et ce ne fut que plus de dix ans après que Fauriel livra à l’impression une partie, la seule terminée, de son grand ouvrage.

Nous n’insisterons pas sur les digressions et distractions studieuses qu’il se permit dans l’intervalle ; elles rentreraient plus ou moins dans les précédentes et seraient désormais sans intérêt[1]. Il pourrait être assez piquant, et il ne serait pas impossible de le suivre dans ses relations étroites avec les historiens célèbres qu’il précédait dans les études et par lesquels il se laissa devancer auprès du public. En quoi influa-t-il sur eux ? en quoi fit-il passer au cœur de ces talens plus rapides quelques-unes de ses idées, de ses vues, ou même de ses indécisions fécondes ? car c’était de près, de très près seulement, on le sait, et dans le cercle intime des entretiens, que Fauriel avait sa plus grande action, et qu’il aurait mérité d’être qualifié ce qu’il était véritablement,

  1. On trouverait, en cherchant bien, bon nombre d’articles de lui dans les recueils périodiques de ces années, à commencer par les Archives philosophiques, dirigées par M. Guizot ; les articles sur la Grammaire romane de Raynouard (t. I, p. 504), sur l'Archéologie galloise (t. II, p. 88), très probablement celui sur Bopp (t. IV, p. 290), sont de Fauriel. La Revue encyclopédique en obtint de lui, dès son origine, et put le compter parmi ses collaborateurs habituels : il y donna des extraits, en 1819 et 1820, sur lHistoire littéraire d’Italie que continuait Salfi, sur le poème sanskrit de Nalus, sur lAnthologie arabe ; en 1821, sur les Poésies de Marie de France, sur Tombouctou, etc., etc. ; mais la plupart de ces extraits ou notices n’avaient pas alors l’importance et le développement que prirent plus tard les travaux de revue. Ces derniers articles, de date récente, ont été relevés et enregistrés au complet par M. Ozanam, dans son Étude sur Fauriel.