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ayant paru dans l’été de 1827, le succès dépassa l’attente ; 600 exemplaires (ces chiffres, qu’on le sache bien, signifient beaucoup) furent enlevés en quinze jours ; le livre fit fureur ; on ne parlait que de cela dans tout Milan, et dans les antichambres même on se cotisait pour l’acheter. Les témoignages empressés, les lettres de félicitations arrivaient de tous les bords et de tous les rangs. C’était, en un mot, partie gagnée et pour le poète et pour la cause.

Fauriel, qui dut se trouver si heureux du triomphe de son ami, avait assisté de près à la composition de l’ouvrage. J’ai dit qu’il fit un long séjour en Italie, soit à Milan, soit à Florence et dans d’autres villes ; il arriva à Milan dans l’automne de 1823, et il n’était de retour en France qu’en novembre 1825. Une grande douleur l’avait décidé à ce voyage, de tout temps projeté, mais différé toujours : il avait perdu, au mois de septembre 1822, l’amie constante à laquelle il avait consacré sa vie, et qu’il n’avait pas quittée durant vingt années. Dans le vide immense que lui causa la mort de Mme de Condorcet, il sentit le besoin de se reprendre à ce qui lui restait de liens et de souvenirs, et de se rapprocher d’une famille qui était comme celle de son adoption ; il alla s asseoir au foyer de Manzoni.

C’est pendant cette absence (1824) que parurent les Chants populaires de la Grèce moderne, préparés par lui avant son départ, celui de tous ses ouvrages qui a eu le plus de vogue dans le public, et qui a d’abord suffi à classer son nom. Divers motifs l’avaient porté à ce travail généreux : il était jaloux, lui aussi, de payer son tribut à une noble cause ; déjà, en 1823, nous le voyons publier une traduction libre des Réfugiés de Parga, poème lyrique de Berchet[1]. Dès les premiers chants grecs modernes qu’il avait entendu réciter à ses amis Mustoxidi et Piccolos, Fauriel en avait été enthousiaste et s’était dit : « Ce sont ces chants surtout qui feront connaître et aimer la Grèce moderne, et qui prouveront que l’esprit des anciens, le souffle de la poésie, non moins que l’amour de la liberté, y vit toujours. » Mais cet enthousiasme, redoublé ici par les circonstances éclatantes du réveil d’un peuple, se puisait chez lui à d’autres sources encore, non moins profondes et toutes littéraires, sur lesquelles nous avons à insister.

Fauriel était amoureux du primitif en littérature ; il aimait surtout la poésie à cet âge de première croissance où elle est presque la même chose que l’histoire, où elle se confond avec elle et en tient lieu. Si

  1. I Profughi di Parga, poème de J. Berchet, traduit librement de l’italien (Firmin Didot, 1823).