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de la société et les développer dans une action, profiter de l’histoire sans se mettre en concurrence avec elle, sans prétendre faire ce qu’elle fait mieux, voilà ce qui me paraît encore réservé à la poésie et ce qu’à son tour elle seule peut faire. » Nous ne croyons pas trop nous tromper en résumant de la sorte l’opinion du poète.

Et pour le style, soit en prose, soit en vers, pour la forme de l’expression, que de soins, que de scrupules ! Dans la tragédie en particulier, quel art insensible pour concilier le simple et le noble, l’expression libre, naturelle, par momens familière, et l’expression

Quelle étude, au contraire, n’avait-on pas faite dans l’ancienne tragédie pour atteindre à un but opposé, pour ne faire parler les hommes ni comme ils parlent naturellement, ni comme ils peuvent parler aux heures d’exaltation sincère, pour écarter à la fois la prose et la poésie, et y substituer je ne sais quelle froide rhétorique ! L’effort raisonné de Manzoni était précisément inverse, et le suffrage des juges compétens s’accorde à dire qu’il a réussi. Entre ces juges, j’ai assez marqué qu’il n’en était aucun auquel il s’en remît plus absolument et avec plus de confiance qu’à Fauriel ; mais c’est peut-être tandis qu’il s’occupait décrire son roman des Pronmessi Sposi, que ces questions fines, qui touchent à la forme du langage et comme à l’étoffe même de la prose italienne, revenaient plus habituellement entre eux. De tels détails, qui, font entrer dans la confidence du talent, ont un prix si vrai, si pur, si désintéressé, qu’on nous pardonnera, que Manzoni lui-même nous pardonnera, nous l’espérons, d’essayer de les fixer ici dans sa bouche avec quelque précision et avec quelque suite, sur la foi d’un témoin ami qui croit avoir fidèlement retenu. Les conditions du bon style en italien sont, il ne faut pas l’oublier, très particulières et très différentes de ce qui a lieu chez nous.


« Lorsqu’un Français cherche à rendre ses idées de son mieux, disait Manzoni à Fauriel un jour qu’il ressentait plus vivement ces difficultés et ces scrupules qui sont la conscience de l’écrivain, voyez quelle abondance et quelle variété de tours, de modi, il trouve dans cette langue qu’il a toujours parlée, dans cette langue qui se fait depuis si long-temps et tous les jours dans tant de livres, dans tant de conversations, dans tant de débats de tous les genres. Avec cela, il a une règle pour le choix de ses expressions, et cette règle, il la trouve dans ses souvenirs, dans ses habitudes, qui lui donnent un sentiment presque sûr de la conformité de son style avec l’esprit général de la langue ; il n’a pas de dictionnaire à consulter pour savoir si un mot choquera ou s’il passera : il se demande si c’est français ou non, et il est à peu près sûr de sa réponse. Cette richesse de tours et