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se débarrasser des idées apprises et des préjugés de l’éducation, que Fauriel ne recommandait au poète de s’affranchir de ces fausses images qui ne sont réputées poétiques qu’en vertu de l’habitude. Cela se passait sous le règne de Delille et en pleine période impériale. « Il faut que da poésie soit tirée du fond du cœur, il faut sentir et savoir exprimer ses sentimens avec sincérité, » c’était là le premier article de cette réforme poétique méditée entre Fauriel et Manzoni. Celui-ci pourtant éprouvait des regrets pénibles au milieu de ses espérances : en même temps qu’il sentait que la poésie n’est réellement conforme à ses origines et à son but que lorsqu’elle se rattache à la vie vraie d’une société et d’un peuple, il comprenait que, pour toutes sortes de causes, l’Italie restait un peu en dehors de cette destinée naturelle : l’extrême division des états, l’absence d’un grand centre, la paresse et l’ignorance, ou les prétentions locales, avaient établi de profondes différences entre la langue, ou plutôt les langues parlées, et la langue écrite. Celle-ci, toute de propos délibéré et de choix, devenue presque une langue morte, ne pouvait saisir ni exercer, sur les populations diverses, une action directe, immédiate, universelle ; de sorte que, par une contradiction singulière, la première condition, là bas, d’une langue poétique pure, ferme et simple, était de reposer sur quelque chose d’artificiel. Manzoni sentit de bonne heure et peut-être aussi il s’exagérait un peu cet inconvénient ; le fait est qu’il ne voyait jamais, sans un plaisir mêlé d’envie, le public de Paris applaudir en masse aux comédies de Molière ; cette communication immédiate et intelligente de tout un peuple avec les productions du génie, et qui, seule, peut attester à celui-ci sa vie réelle, lui semblait refusée à une nation trop partagée et comme cantonnée par dialectes ; lui qui devait réunir un jour toutes les intelligences élevées de son pays dans un sentiment unanime d’admiration, il ne croyait pas assez cette unanimité possible, et en tout cas il regrettait que la masse du public n’en fît pas le fonds.

Fauriel l’encourageait avec autorité et par d’illustres exemples empruntés à l’Italie même, dont les grands écrivains avaient eu de tout temps à triompher de difficultés plus ou moins semblables. Manzoni d’ailleurs, en ces années de jeunesse, recueillait ses idées et les mûrissait tour à tour sous les soleils de France et de Lombardie, plutôt qu’il ne se hâtait de les produire. Son petit poème d’Urania était commencé en 1807 ; il méditait un peu vaguement quelque projet de long poème, tel que la Fondation de Venise, par exemple ; mais surtout il vivait avec abondance et sans arrière-pensée de la vie morale,