Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/839

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Hugo n’a rien de fin, ni_de délicat, et, pour se développer, elle a besoin d’espace. Lisez sa lettre sur Worms, et vous verrez que l’écrivain n’a pas trop de plusieurs pages pour se montrer plaisant. Un mot, une saillie, suffisent à Voltaire pour produire un effet comique à côté d’une pensée sérieuse. Il est vrai, ne l’oublions pas, qu’il était nul dans l’ode. Ce souvenir ne nous revient pas si mal à propos, car dans la manière dont M. Hugo apprécie et raconte les détails, les circonstances les plus ordinaires de sa vie de voyage, on retrouve l’exagération du poète lyrique. Voici comment M. Hugo décrit les sensations qu’il a éprouvées en voyageant la nuit dans la malle-poste : « C’est le rêve amphibie. De temps en temps, on entr’ouvre la paupière. Tout a un aspect difforme, surtout s’il pleut, comme il faisait l’autre nuit. Le ciel est noir, ou plutôt il n’y a pas de ciel, il semble qu’on aille éperdument en travers un gouffre ; les lanternes de la voiture jettent une lueur blafarde qui rend monstrueuse la croupe des chevaux ; par intervalles, de farouches tignasses d’ormeaux apparaissent brusquement dans la clarté et s’évanouissent ; les flaques d’eau pétillent et frémissent sous la pluie comme une friture dans la poêle ; les buissons prennent des airs accroupis et hostiles ; les tas de pierres, arbres de la plaine ne sont plus des arbres ; ce sont des géans hideux qu’on croit voir s’avancer lentement vers le bord de la route ; tout vieux mur ressemble à une énorme mâchoire édentée. Tout à coup, un spectre passe en étendant les bras. Le jour, ce serait tout bonnement le poteau du chemin, et il vous dirait honnêtement : Route de Coulommiers à Sézanne ; la nuit, c’est une larve horrible qui semble jeter une malédiction au voyageur. Et puis, je ne sais pourquoi, on a l’esprit plein de serpens : c’est à croire que des couleuvres vous rampent dans le cerveau ; la ronce siffle au bord du talus comme une poignée d’aspics ; le fouet du postillon est une vipère volante qui suit la voiture et cherche à vous mordre à travers la vitre ; au loin, dans la brume, la ligne des collines ondule comme le ventre d’un boa qui digère, et prend dans les grossissemens du sommeil la figure d’un dragon prodigieux qui entourerait l’horizon. Le vent râle comme un cyclope fatigué, et vous fait rêver à quelque ouvrier effrayant qui travaille avec douleur dans les ténèbres[1]. » Mais il est temps, je crois, de s’arrêter ; nous supprimerons donc les villes qui dansent, les maisons qui se penchent pêle-mêle sur la voiture et celles qui vous regardent avec des yeux de braise. Par cette citation, nous avons voulu montrer

  1. Le Rhin, t. III, p. 279-281.