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dans le drame ; mais pourquoi ? Parce que le drame lui-même n’était pas entièrement développé, et n’était pas en possession de toute sa puissance, de sa propre originalité. Le drame s’est produit d’abord sous l’aile de la religion, dont il représentait les croyances. Peu à peu il devint l’interprète de la personnalité humaine, mais que d’entraves pour la faire mouvoir et vivre ! Les héros de la tragédie antique sont enfermes dans le cercle fatal que tracent autour d’eux d’inviolables traditions, aussi parlent-ils beaucoup et agissent-ils fort peu. Le fait le plus simple suffit aux pièces de Sophocle et d’Euripide qui suppléent par leur lyrisme à ce que le drame ne tire pas de lui-même. Maintenant, faut-il voir dans le théâtre grec la perfection de l’art dramatique ? Non. Si vive que soit notre admiration pour la poésie qui charmait les Athéniens et qui remue encore aujourd’hui ce que l’ame a de plus délicat et de plus profond, elle ne saurait nous faire prendre le change sur la nature des choses. En Grèce, la poésie s’éleva à une splendeur divine ; mais quant au drame même, il resta dans des liens, dans des limites qui laissèrent aux siècles à venir une immense carrière qu’un seul homme est enfin venu remplir. Avec Shakspeare, la vie humaine s’empare du théâtre. Les acteurs du drame ne sont plus les porte-voix d’un poète ; ils se meuvent, ils agissent ; ils ont des passions, des aventures ; ce ne sont plus les jouets de la fatalité antique, mais les fils de la liberté moderne. Dieu frappe le coup, dit M. Victor Hugo, l’homme pousse le cri. Au théâtre, c’est le cri surtout que nous voulons entendre. Que d’erreurs dans quelques M. Hugo méconnaît à la fois la liberté moderne et la nature essentielle du drame. Nous voilà bien loin de la préface de Cromwell. Plusieurs des théories littéraires contenues dans ce manifeste, notamment la théorie du grotesque, sont loin de nous séduire ; néanmoins il faut reconnaître qu’à cette époque M. Hugo avait du drame un sentiment beaucoup plus vrai. Il n’imaginait pas, en 1827, de réduire le drame à un cri que l’homme pousse sous les coups que Dieu lui inflige ; il écrivait alors que le théâtre est un point d’optique, que tout ce qui existe dans le monde, dans l’histoire, dans la vie, dans l’homme, doit et peut s’y réfléchir sous la baguette magique de l’art. C’est qu’alors l’auteur de Cromwell aspirait à la gloire de nous livrer tous ces trésors. Aujourd’hui, en 1845, après dix-huit années d’efforts, il nous offre une autre théorie de drame ; il semble abandonner Shakspeare pour se mettre à côté d’Eschyle. Que d’aveux dans ce changement ! Pour nous, nous pensions depuis long-temps que M. Hugo, loin d’être l’homme du théâtre moderne, était au contraire à son insu un classique d’un ordre très élevé, puisqu’il était exclusivement lyrique.