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les Burgraves indiquent assez la tendance, car le chantre des Orientales et des Feuilles d’Automne, il est bon qu’on le sache, a le malheur de déplaire fort à la jeune phalange, qui ne se gêne pas non plus pour médire de Lamartine. Cette levée de boucliers contre les poètes de la nature, Naturdichter, comme on les appelle de l’autre côté du Rhin, qu’a-t-elle produit jusqu’ici ? Beaucoup de bruit sans doute, beaucoup d’invectives rimées et de pamphlets poétiques, que leurs auteurs, chose étrange ! ne parviennent à rassembler en volumes qu’en y adjoignant en manière d’appendices toute sorte de bouquets printaniers et de ballades du bon vieux temps, dont on emprunte le sentiment et le style à ceux-là même qu’on prétend livrer à la risée du monde. Voyez la Profession de Foi de M. Freiligrath. Le volume n’est certes pas bien gros, et cependant, sur dix pièces, à peine en compterez-vous trois qui répondent au titre. Ceci nous rappelle le temps où florissaient, au milieu d’une foule d’odes et de sonnets, les deux ou trois remarquables iambes de M. Barbier. Quelle gloire cependant pour ces nobles Souabes de pouvoir dire à leurs adversaires « Vos petits livres, si minces qu’ils soient, n’existent qu’à la condition de nous emprunter le souffle ! Sans la défroque dont il s’enveloppe, votre voltairianisme ne saurait comment se produire, et si de ce volume, que vous menez en guerre contre nous à si grand bruit, vous ôtez les sylphes, les étoiles, les fleurs et les gnomes, vous n’aurez plus aux doigts qu’un peu de venin où les journalistes de Paris ne daigneraient même pas tremper leur plume. » Mais je m’arrête, car les Souabes n’ont pas ce ton d’amertume et d’aigreur qui conviendrait plutôt à leurs adversaires. Les polémiques ardentes les trouvent résignés et clémens ; parfois un peu de découragement s’en mêle, comme on dit qu’il est arrivé pour Uhland. Le plus souvent on n’y prend pas garde ; on continue à vivre pour la méditation, pour la paix domestique, pour la solitude et pour Dieu, venant en aide aux pauvres, aux souffrans, comme ce bon Kerner, la providence de toute la vallée d’Heilbronn, et rimant, sur le soir au retour, quelque frais motif, quelque modeste idylle ressentie, dont le volume exquis va s’augmenter à sa vingtième édition.

Pour en revenir à Rückert et conclure, est-il encore des vivans ? Consultez sur ce point les coryphées de la jeune phalange, ils ne manqueront pas de vous répondre qu’hélas non ; cependant mainte lettre de Berlin vous parlera du grand lyrique comme d’un être parfaitement réel, couronnant, au milieu de la considération publique, par une maturité saine et réfléchie qui n’est point la vieillesse, une existence