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et de pauvreté, un genre sur lequel sa propre imagination s’est exercée avec tant de succès, Goethe ne risque-t-il pas de s’atteindre lui-même ?

Ce qu’Uhland a fait pour le lied et la ballade ne peut se contester ; personne en Allemagne, et je n’excepte pas Goethe, n’a su donner à l’idée ce cercle exact et net qui l’incorpore en un moment précis. Tout poème, avec Uhland, se compose de deux parties bien distinctes : l’une visible, faite et même parfaite ; l’autre encore dans le vague, écho, si l’on veut, de la première, mais écho si puissant qu’il force le lecteur à créer un second poème comme complément indispensable de la chose première. Je dirais plus : souvent c’est en dehors de la forme elle-même que le véritable poème existe. A certains momens, vous vous surprenez le volume à moitié clos entre vos mains et le nez en l’air,

Comme un poète cherchant des vers à la pipée.


Vous croyez vous complaire en une simple jouissance littéraire, et vous êtes vous-même en travail de composition. C’est, à mon sens, le suprême du genre, l’inspiration moins la rime, la rose sans l’épine. A défaut des autres mérites, les Souabes posséderaient encore celui-là qui leur appartient en propre, et que Goethe, tant s’en faut, ne dédaignait pas. On reproche à la poésie souabe son abeille ; mais cette abeille ne lui venait-elle pas de Milet en droite ligne ?

Ces promenades au soleil couchant, ces douces histoires naïvement contées, tant de frais et suaves trésors de poésie intime, ont bien aussi leur mérite, quoi qu’on dise. Où est Prométhée ? s’écrie-t-on. A tout prendre, Goethe pouvait le demander ; mais vous tous, virtuoses d’hier, qu’une rime de circonstance met en renom, girouettes qu’un souffle aventureux fait passer alternativement du soleil à l’ombre et de l’ombre au soleil, est-ce de bonne foi que vous le dites ? Ainsi que vous, nous aimons les œuvres titaniques, ainsi que vous nous préférons Homère à Théocrite, la Divine Comédie aux sonnets de Pétrarque, le Faust de Goethe aux lieds d’Uhland et de Kerner ; il s’en faut cependant que le culte du sublime nous empêche d’admirer les beautés d’un ordre plus modeste, et nous ne sommes pas de ceux qui s’imaginent servir la Muse en insultant les Graces. D’ailleurs la grande question, c’est de réussir dans la sphère où l’on s’exerce, de porter à la perfection le point dont on s’occupe ; à ce compte, on nous l’accordera, les Souabes sont sans reproche. En direz-vous autant de leurs adversaires, gens ambitieux, peut-être féconds en tentatives grandioses, mais auxquels, il faut bien l’avouer, un avortement coûte peu ? J’estime infiniment le palmier sublime