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clairvoyante, je retrouve partout chez lui le panthéisme mystique du grand lyrique persan. Nous ne jugeons ici que le poète, et n’avons point à nous occuper des réserves que peut faire à part lui l’homme le penseur. Toujours est-il que les idées qui ressortent de ses inspirations spéculatives semblent plutôt de nature à conquérir les prosélytes au panthéisme qu’à en réfuter les doctrines. Dirons-nous maintenant sur quoi repose un tel système, et que l’animation, la divinité du tout en forme la base principale, en tant que cette omnipotence divine sera plutôt sentie que démontrée par la théorie appuyée sur le dogme ? Quiconque parvient à s’élever jusqu’à la contemplation de cette vie universelle jouit de la félicité parfaite. Pour celui-là, plus de contradictions, plus de dissonances dans le monde, plus de luttes ni de combats ; il nage au sein des océans de l’être. Tel est, si je ne me trompe, l’idéalisme de Rückert. Or, en admettant que cette intimité profonde, incontestable de Rückert avec la nature n’ait pas été la cause déterminante qui l’a poussé vers un pareil système, la conséquence nécessaire de ce panthéisme sera cette intimité même du poète avec la nature, qu’il ne se lasse pas de contempler en ce qu’elle a de grand comme dans ses infiniment petits, et dont il va surprendre dans ses plus insaisissables phénomènes la vie incessante et cachée. L’air n’a pas un oiseau, le jardin pas une fleur, la forêt pas un arbre, qu’il ne reconnaisse tout d’abord à sa voix, à son souffle le plus léger, au frémissement de ses feuilles ; d’un coup de sa baguette de magicien, il vous fera le Gange du Neckar, et d’un pommier noueux de la Souabe un palmier d’Orient, ni plus ni moins qu’il changera selon sa fantaisie les bœufs épais du pâturage en fines gazelles au regard velouté et les mille chardonnerets qui becquètent les cerises du verger en oiseaux des tropiques. Le beau prodige, de constater la vie chez les êtres vivans ? Son plaisir à lui, c’est d’animer la nature inerte, de donner une ame aux pierres précieuses. Demandez-lui de vous dire l’histoire du diamant et de la perle, vrai conte des Mille et Une Nuits, où la génération des pierres précieuses est décrite comme si son œil, plongeant à travers l’écorce du granit et des flots, eût contemplé jusque dans les matrices de la nature le procédé de ses mystérieux enfantemens. Nous n’hésitons pas à l’avancer, les plus ravissantes poésies de Rückert sont celles qui se rattachent à cet ordre d’idées, celles qui, pour les comparer à des fleurs, enfoncent leurs racines invisibles au cœur même de ce panthéisme substantiel. Après tout ce que nous venons de dire, on devinera sans peine quelle a dû être, sur le génie du poète, la réaction de ces tendances purement spéculatives. Abîmé