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Il est cependant tel trait caractéristique de l’épicuréisme d’Hafiz dont nous pensons que le lecteur eût volontiers fait grace à Rückert. Avant lui, et dans le neuvième livre du Divan appelé le Livre de l’échanson (das Schekenbuch), Goethe avait déjà insisté bien crûment pour des oreilles européennes sur un certain motif fort en honneur chez les érotiques persans. « Je ne pouvais omettre en pareille œuvre, écrit-il quelque part, cet amour effréné de l’ivresse particulier aux Orientaux, le vin ayant pour eux le charme du fruit défendu, non plus que leur tendresse pour la beauté de l’adulte en sa fleur de croissance, me réservant bien entendu, de traiter ce dernier sentiment avec toute la pureté due à nos mœurs. » M. de Châteaubriand, ayant à s’expliquer sur les singuliers hommages rendus par Shakspeare à lord Southampton, met sur le compte de l’allégorie les deux sonnets qu’adresse le poète d’Élisabeth au jeune et galant gentilhomme transformé symboliquement en une maîtresse, s’il faut en croire l’auteur de l’Essai sur la littérature anglaise[1]. Ce mysticisme de sentiment et cet abus de l’allégorie, si communs au XVe siècle, existent au plus haut degré chez les peuples de l’Orient, et, sans qu’on ait besoin de recourir à de honteuses convoitises, serviront peut-être à nous donner le mot de ces étranges rêves de leurs poètes Je citerai pour preuve une simple histoire qui se trouve au Jardin des Roses de Saadi[2]. « Dans mes jeunes années, dit le lyrique persan, il m’arriva de lier amitié constante pure avec un garçon de mon rang. Son visage était pour mes yeux la région céleste où nous nous tournons dans la prière, comme vers un aimant ; et sa compagnie fut pour moi ce que j’ai trouvé de plus cher dans l’existence. Je tiens que nul n’a vécu parmi les hommes (peut-être en serait-il autrement parmi les anges) qui aurait pu se mesurer avec lui pour la beauté, la droiture et l’honneur. Dans les jouissances d’une amitié semblable, je devais naturellement épuiser la coupe de ma tendresse ; et maintenant qu’il est mort, je regarderais comme injuste de donner jamais mon amour à un autre. Par malheur, son pied s’engagea dans les lacs de la destinée, et il dut précipitamment

  1. « Hamlet parle d’Yorick comme d’une femme, quand les fossoyeurs retrouvent sa tête : « Hélas ! pauvre Yorick, je l’ai connu comme Horatio ; c’était un compagnon joyeux et d’une imagination exquise… Là étaient attachées ces lèvres que j’ai baisées ne sais combien de fois (that I have kiss’d, I know not how oft. » Hamlet dit à Yorick ce que Marguerite d’Écosse disait à Alain Chartier. ». (Châteaubriand, Essai sur la Littérature anglaise, t. I, p. 318.)
  2. Voir l’élégante traduction qu’en a donnée en allemand le docteur Phillipp Wolff, Stuttgart, 1841.