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qu’on ne l’était généralement au XVIIIe siècle et autour de lui ; il est loin de prendre en pitié ces tâtonnemens de l’esprit humain, il semble qu’en cela l’esprit historique de Fauriel l’ait déjà gagné :


« Vous savez mieux que moi, mon ami, lui dit-il, combien de lumières jette sur l’histoire des nations et de l’esprit humain l’étude philosophique des cosmogonies et des théogonies. Il ne serait même pas déraisonnable d’affirmer que l’histoire proprement dite des différentes époques est moins instructive que leurs fables… Gardons-nous de croire avec les esprits chagrins que l’homme aime et embrasse l’erreur pour l’erreur elle-même ; il n’y a pas, et même il ne peut y avoir de folie qui n’ait son coin de vérité, qui ne tienne à des idées justes sous quelques rapports, mais mal circonscrites et maillées à leurs conséquences[1]. »


En ce qui concerne le stoïcisme, Cabanis ne fait en quelque sorte, dans cette lettre, que poser la doctrine d’un stoïcisme moderne plus perfectionné, et traduire, interpréter dans le langage direct de la science, et sous forme de conjectures plus ou moins probables, les conceptions antiques de cette respectable école sur Dieu, sur l’ame, sur l’ordre du monde, sur la vertu. Dans ce portrait idéal du sage, tel qu’il le présente, les stoïciens modernes différeraient pourtant des anciens, dit-il, sur quelques points :


« Par exemple, ils ne regarderaient pas toutes les fautes comme également graves, tous les vices comme également odieux. Ils croiraient seulement que les vices sont très souvent bien voisins l’un de l’autre, et que l’habitude des fautes dans un genre nous conduit presque inévitablement à d’autres fautes, qui ne paraissent pas, au premier coup d’œil, avoir de liaison avec elles. »


Mais il s’élève à une éloquence véritable, à celle où le cœur et la pensée se confondent, lorsqu’il ajoute dans le ton de Jean-Jacques :


« Il n’est pas possible de dire avec les stoïciens que la douleur n’est point un mal. La douleur n’est pas sans doute toujours nuisible dans ses effets ; elle donne souvent des avertissemens utiles, elle fortifie même quelquefois

  1. C’est déjà le principe éclectique moderne dans son application historique. M. de Tracy n’était pas si indulgent à l’histoire des philosophies lorsqu’il écrivait à Fauriel, au printemps de 1804 : « Le tableau des folies humaines que Degérando vient de tracer avec tant de complaisance me fait naître la tentation de m’occuper de nouveau de ces rêveries. Je vois toujours plus que qui en sait trois ou quatre en sait mille. » M. de Tracy était plus précis et plus ferme d’analyse, plus rigoureux de méthode que Cabanis ; celui-ci était bien plus ouvert dans ses horizons, plus accessible aux vues diverses. Encore une fois, nous sentons là, chez Cabanis, le point juste où Fauriel a dû agir. C’est comme le bouton d’inoculation que la nouvelle école communique à l’ancienne.