Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/650

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sous un aspect sensible qui m’avait intéressée, et j’ai été fâchée de voir s’évanouir l’image que je m’étais faite de vous. — Pictet m’a demandé de vos nouvelles. Ici, j’ai interrogé M. Dillers, un Marseillais, sur la route et les projets de Français de Nantes. Il m’a crue très amie de ce conseiller d’état ; j’ai pourtant eu soin de lui dire que son jeune compagnon, sans crédit et sans dignité, était l’objet de mes questions. — Je suis ici dans la plus parfaite solitude, car ceux qui la troublent m’importunent, et je les écarte volontiers. Je m’occupe de mon père, de l’éducation de mes enfans, et de mon roman (Delphine) qui vous intéressera, je l’espère. Vous aimez les sentimens exaltés, et, quoique vous n’ayez pas, du moins je le crois, un caractère passionné, comme votre ame est pure, elle jouit de tout ce qui est noble avec délices[1]. — J’ai vu beaucoup l’auteur d’Atala depuis votre départ ; c’est certainement un homme d’un talent distingué. Je le crois encore plus sombre que sensible ; mais il suffit de n’être pas heureux, de n’être pas satisfait de la vie, pour concevoir des idées d’une plus haute nature et qui plaisent aux ames tendres[2]. — Adieu, mon cher Fauriel ; j’attends votre décision pour vous aimer davantage si elle vous amène ici. Néanmoins, écrivez-moi si vous continuez votre route ; j’aurai une illusion de moins, mais il me restera cependant encore une amitié sincère pour vous. »


Fauriel eut le regret de ne pouvoir se rendre à un si engageant et si affectueux appel ; il écrivit, en reprenant la route de Paris, une lettre touchée, mais une lettre d’excuses ; il ne désespérait pourtant pas d’obtenir de Fouché une permission de départ avant la fin de la

  1. On ne saurait, ce me semble, donner de l’ame de Fauriel une plus juste et plus intime définition.
  2. Mme de Staël manifesta dès l’abord, et malgré les dissidences de plus d’un genre qui avaient déjà éclaté, un vif intérêt pour la personne et pour les écrits de M. de Chateaubriand ; il faut noter qu’à la date de cette lettre, le Génie du Christianisme n’avait point encore paru : M. de Chateaubriand était simplement l’auteur d’Atala. Ai-je besoin aussi de faire remarquer que cette expression, talent distingué, voulait dire alors plus qu’aujourd’hui ? On a abusé de toutes les formules. Je ne sais si je me trompe, mais il me semble que cette phrase sur M. de Chateaubriand, jetée dans une lettre familière et presque intime, jetée là à la fin et comme une pensée à laquelle on revient, témoigne, même sous sa réserve, un intérêt réel et senti, une préoccupation tout aimable. — Puis, quand le Génie du Christianisme parut, Mme de Staël fut à la fois surprise en un double sens : elle y trouva plus de vigueur encore et de hautes qualités qu’elle n’avait attendu, comme dans l’épisode de René, par exemple, qu’elle admirait extrêmement ; et, d’autre part, elle était fort choquée de certaines considérations qui lui paraissaient un défi porté à l’esprit du temps ; elle méconnaissait le merveilleux rapport qui liait l’ensemble de l’œuvre à l’époque elle-même : ce qui précisément fait dire à M. Thiers en son histoire : « Le Génie du Christianisme vivra comme ces frises sculptées sur le marbre d’un édifice vivent avec le monument qui les porte. »