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Paris ne pouvait entièrement abandonner un de ses membres. Seulement, tous ses biens furent confisqués au profit de l’église. On croit qu’il se cacha et vécut oublié ; il ne mourut qu’assez long temps après, compté toujours dans le collége des chanoines de Paris.

Abélard n’avait pu mourir. Il lui fallait recommencer sa triste vie. Un seul parti lui restait, que lui dictait la honte plus que la piété : c’était d’entrer dans un cloître. Il s’y décida ; mais il ne voulait pas être seul à mourir au monde ; il fallait qu’Héloïse n’eût appartenu qu’à lui. Il exigea qu’elle prononçât ses vœux avant qu’il eût prononcé les siens. Sur son ordre, Héloïse, qui n’avait pas quitté sa retraite, y prit d’abord le voile de novice, et le monastère se ferma sur elle. Tous deux enfin ils revêtirent irrévocablement l’habit religieux, elle dans le couvent d’Argenteuil, lui dans l’abbaye de Saint-Denis (1119)[1].

Pour elle, au dernier moment, comme ses amis l’entouraient en pleurant, et cherchaient encore à la détourner de se soumettre, à moins de vingt ans, au joug insupportable de la vie monastique, elle répondit par une citation toute classique, qui prouve à la fois combien l’érudition et la passion, mêlées l’une à l’autre dans son ame, y effaçaient le sentiment religieux. Elle prononça tout à coup, d’une voix entrecoupée de sanglots et de larmes, cette plainte que Lucain prête à Cornélie, lorsqu’après Pharsale elle revoit Pompée, dont elle croit avoir causé la perte :

… O maxime conjux,

O thalamis indigne meis, hoc juris habebat
In tantum fortuna caput ? Cur impia nupsi,
Si miserum factura fui ? Nunc accipe poenas,
Sed quas sponte luam[2].

Et montant à l’autel d’un pas pressé, elle y prit le voile noir bénit par l’évêque de Paris, et s’enchaîna solennellement à la profession religieuse. Triste victime, obéissante et non résignée, elle se sacrifiait encore à la volonté et au repos de celui qu’à regret elle avait accepté pour époux, et qu’elle abandonnait en frémissant, pour se donner à l’époux divin sans foi, sans amour et sans espérance.


CHARLES DE RÉMUSAT.

  1. Cette date est celle qu’adoptent la plupart des historiens. Le père Dubois veut que la retraite à Saint-Denis soit de 1117 ou 1118. (Hist. Eccl. paris., t. I, l. XI, c. VII, p. 777.)
  2. Lucan. Phars., l. VIII, v. 94. « O grand homme, ô mon époux, toi dont mon lit n’était pas digne, voilà donc le droit qu’avait la fortune sur une si noble tête ! Pourquoi, par quelle impiété t’ai-je épousé, si je devais te rendre misérable. Accepte aujourd’hui la peine que je subis, mais que je subis volontairement. »