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Du moins montre-t-on dans la garenne de Clisson une grotte de rochers granitiques qui porte le nom d’Héloïse. On dit que là se retiraient souvent les deux amans durant leur séjour en Bretagne ; mais rien n’appuie cette tradition, si ce n’est peut-être la secrète harmonie qui unit les beautés de la nature, les solitudes mystérieuses et les émotions de l’amour.

Speluncam Dido dux et Trojanus eamdem
Deveniunt.

À la nouvelle de la fuite d’Héloïse, Fulbert était tombé comme en démence. Dans sa douleur et sa colère, il ne savait comment se venger d’Abélard, quelles embûches lui tendre, enfin quel mal lui faire. S’il le tuait, s’il le mutilait par quelque blessure cruelle, il craignait que sa nièce bien-aimée n’en fût punie par la famille du ravisseur qui l’avait recueillie. Quant à se rendre maître par force de sa personne, il ne l’espérait pas. Abélard se tenait sur ses gardes, prêt à l’attaquer s’il fallait se défendre. Peu à peu, il prit pitié de cette extrême douleur, ou plutôt il sentit qu’il fallait absolument sortir d’une situation critique en réparant sa faute ; il résolut de s’accuser du crime de son amour comme d’une trahison ; il vint trouver le chanoine avec des prières et des promesses, s’engageant à lui accorder la réparation qu’on exigerait. La passion, en effet, ou peut-être la crainte, lui rendait tout acceptable et tout facile ; il se disait que les plus grands hommes avaient succombé comme lui, et pour apaiser Fulbert, pour le satisfaire au-delà de toute espérance, il offrit le mariage, pourvu que le mariage restât secret, car il appréhendait que cela ne nuisît à sa réputation aussi bien qu’aux chances de son ambition dans l’église. Fulbert consentit. La réconciliation fut scellée par un échange de parole et par les embrassemens de l’oncle et des siens. Tout cela peut-être cachait de leur part un projet de trahison. Il semble que Fulbert n’ait jamais renoncé à la pensée de quelque noire vengeance conçue dès le premier jour.

Abélard retourna en Bretagne pour y chercher celle qui allait devenir sa femme ; mais elle n’approuva pas son projet, et elle entreprit de l’en dissuader. Cette fille héroïque ne songeait, disait-elle, qu’au péril et à l’honneur de son amant. Elle ne croyait pas qu’aucune satisfaction désarmât son oncle ; elle le connaissait et pressentait les sombres desseins de cette ame ulcérée. Puis elle demandait quelle gloire il y aurait pour elle à ternir la gloire d’Abélard par un hymen qui les humilierait tous deux. Que ne lui ferait pas le monde, auquel elle