Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/617

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

ses illusions d’affection, de respect et de vanité, Fulbert ne se doutait de rien, et plusieurs mois se passèrent avant qu’il fût averti : il repoussa même les premiers avis ; mais enfin il conçut des soupçons, et il sépara les deux amans.

La honte et la douleur, mais la douleur plus que la honte, les accablaient à ce fatal moment. Tous deux rougissaient, gémissaient, pleuraient, mais aucun ne se plaignait pour lui-même. Abélard n’avait d’autre repentir que de voir Héloïse affligée, et dans le chagrin de son amant elle mettait tout son désespoir. On les séparait, mais leurs cœurs restaient unis. La contrainte ne faisait qu’allumer en eux de nouveaux désirs ; puisque la honte avait éclaté, il n’y en avait plus ; ils se faisaient comme un devoir de leur amour. Ils continuèrent donc à se voir secrètement. Un jour ils furent surpris, et le classique Abélard dit qu’il leur arriva ce qu’une fable poétique raconte de Vénus et de Mars.

Peu après, Héloïse s’aperçut qu’elle était grosse, et avec l’exaltation de la joie elle l’écrivit à son maître, le consultant sur ce qu’il y avait à faire. Une nuit, en l’absence de l’oncle, il entra furtivement dans la maison, et comme ils en étaient convenus, il emmena Héloïse et la conduisit incontinent dans sa patrie. Là, il l’établit chez sa sœur, où elle demeura jusqu’à ce qu’elle mît au monde un fils qui reçut d’elle le nom de Pierre Astrolabe[1].

Non loin du Pallet, au confluent de la Moine et de la Sèvre nantaise, s’élèvent les majestueuses ruines du château de Clisson[2]. Elles dominent encore le cours limpide et charmant de ces deux rivières et les grandes masses de rochers et de verdure qui en couvrent les bords escarpés. On peut croire que ces sites admirables, qui, dit-on, inspirèrent au Poussin ses plus fameux paysages, furent alors visités par l’inquiète Héloïse. Lorsque son amant l’eut rejointe, tous deux errèrent sans doute plus d’une fois dans ces lieux encore sauvages, mais où la nature étalait toute sa fraîcheur et toute sa beauté.

  1. Astrolabius ou Astralabius dans les lettres d’Abélard et d’Héloïse, Petrus Astralabius dans le nécrologe du Paraclet. Je ne sais pourquoi plusieurs historiens veulent que ce nom signifie astre brillant. On appelait alors astrolabe la sphère plane à l’aide de laquelle on démontrait le système de Ptolémée.
  2. Clisson est à 7 ou 8 kilomètres des ruines du château du Pallet, dans le pays appelé le Bocage. Aucune construction n’y paraît remonter au temps d’Abélard, hormis peut-être une partie de l’ancienne chapelle de la Trinité, près du couvent de bénédictines devenu la Villa Valentin. Le château fut rebâti en 1223 ; mais auparavant il y avait déjà un château, et Clisson était déjà un lieu important. Rien n’indique que le nom de grotte d’Héloïse soit autre chose qu’une fantaisie du propriétaire du pare ; mais c’est une grotte naturelle sur la rive droite de la Sèvre.