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les sinécures lucratives, les dignités de toute espèce, sans en excepter la pairie. Ce qui donnait quelque grandeur à cette espèce d’enchère des consciences, à cette dilapidation de la fortune publique, à cette prostitution des honneurs dus au mérite et au talent, c’est que Pitt continuait à se montrer, pour son compte, parfaitement insensible aux séductions de l’intérêt particulier et de la vanité. Dans le cours de sa longue carrière officielle, non-seulement il ne sollicita ni un titre, ni un cordon, mais il repoussa opiniâtrement l’offre de la Jarretière que le roi lui fit à plusieurs reprises. Sans fortune personnelle, n’ayant presque pour vivre que les appointemens fort insuffisans attachés à son département ministériel, il refusa long-temps d’accepter quelqu’une de ces riches sinécures qui étaient alors regardées comme le complément naturel du traitement des hauts fonctionnaires et comme la juste récompense de leurs services. Celle de gardien des cinq ports étant venue à vaquer par la mort de lord North, il fallut, pour vaincre sa répugnance, que le roi, qui la lui destinait, en fît sceller le brevet sans l’en prévenir, et le lui annonçât par une lettre dont les termes, gracieusement péremptoires, n’admettaient pas la possibilité d’un refus. On éprouve incontestablement une certaine admiration pour l’homme d’état qui, dominant ses contemporains par leur avidité et par les faiblesses de leur amour-propre, se maintenait ainsi personnellement dans l’atmosphère inaccessible d’une orgueilleuse intégrité ; la réflexion seule nous avertit qu’il est plus beau encore de respecter chez les autres les sentimens auxquels on veut soi-même rester fidèle. On doit reconnaître, d’ailleurs, que si jamais une pareille déviation des règles de la morale pouvait être justifiée par une apparente nécessité, elle l’eût été alors. Au dedans comme au dehors, l’avenir se présentait sous un aspect vraiment effrayant, et le gouvernement, sur qui reposait une si immense responsabilité, était peut-être excusable de se procurer à tout prix des auxiliaires.

La paix extérieure, que Pitt croyait encore si assurée peu de mois auparavant, était sérieusement compromise. La France révolutionnaire, en déclarant la guerre à l’Autriche sous prétexte que sa sûreté était menacée et sa dignité offensée par les négociations et les préparatifs militaires de l’empereur, s’était flattée de l’espoir de trouver des alliés, ou du moins d’empêcher que la cour de Vienne n’en trouvât contre elle. La mort subite de l’empereur Léopold et l’avènement de son jeune fils François II avaient pu fortifier cette espérance, qui n’en fut pas moins déçue par l’évènement. L’assassinat de Gustave III, qui venait de faire passer la couronne de Suède sur la tête d’un en avait, il est vrai, désarmé celle de toutes les puissances qui