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un temps donné, « il n’est pas déraisonnable, dit-il, d’espérer que le repos dont nous jouissons en ce moment durera au moins quinze ans, puisqu’à aucune époque de notre histoire, soit que nous considérions la situation intérieure du royaume, soit que nous tenions compte de ses rapports avec les puissances étrangères, la perspective de la guerre n’a été plus éloignée qu’à présent. »

Ce brillant discours précéda de quelques semaines seulement l’ouverture des hostilités entre la France révolutionnaire et l’Autriche, de cette longue et terrible guerre où, quelques mois plus tard, l’Angleterre devait être entraînée avec l’Europe entière. Il y a quelque chose de profondément triste dans cette impuissance d’un si grand esprit à prévoir des évènemens si prochains et dont les symptômes l’environnaient déjà de toutes parts ; rien n’est plus propre à humilier l’orgueil de l’intelligence humaine. A la veille du jour où Pitt allait avoir à prodiguer dans une lutte gigantesque toutes les ressources du présent et de l’avenir, il ne pensait qu’à restreindre les forces militaires du pays,, qu’à accroître par des économies le fonds d’amortissement de la dette. C’est là, certes, une réponse victorieuse à ceux qui l’ont accusé d’avoir voulu et préparé machiavéliquement la guerre contre la France.

Tandis que Pitt, livré tout entier à ses plans de finance au milieu des signes précurseurs de l’orage, diminuait les impôts, réduisait les établissemens militaires et maritimes, laissait expirer sans le renouveler le traité de subside existant avec le landgrave de Hesse, ouvrait et ajournait ensuite une négociation d’emprunt pour la conversion de la rente, Wilberforce, non moins fidèle à son caractère et à la mission qu’il s’était donnée, se préparait à demander de nouveau l’abolition de la traite. Les circonstances, cependant, semblaient être devenues plus défavorables encore que l’année précédente. Les désordres sanglans qui commençaient à désoler les colonies françaises, et qu’on imputait exclusivement aux essais précipités des amis des noirs, sans tenir compte des imprudences et des crimes même des colons, avaient changé les dispositions de beaucoup de personnes dont les encouragemens avaient d’abord soutenu Wilberforce. Le roi, qui jusque-là avait paru assez porté pour l’abolition de la traite, s’y montrait maintenant hostile. Pitt était lui-même d’avis d’ajourner à des temps plus heureux une tentative qui ne paraissait avoir alors aucune chance de succès. Wilberforce n’écouta pas ce conseil, et sa hardiesse fut jusqu’à un certain point récompensée par le succès. S’il n’obtint pas la suppression immédiate de l’odieux trafic qu’il combattait avec tant d’ardeur, la chambre des communes décida cependant, à la majorité de 238 voix contre 85, qu’il serait aboli, et, par