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le vaisseau sort du port, elle augmente dès qu’il est en rade et semble croître, pour ainsi dire, en raison du carré des temps et des distances. Il résulte pour nous un grand dommage de cette fâcheuse instabilité dans le personnel de nos navires. Pendant que les équipages anglais, composés de marins embarqués tous ensemble, le même jour et presqu’à la même heure, conservant pendant trois années à leur tête le même capitaine et les mêmes officiers, présentent une masse serrée et homogène qui garde jusqu’au bout tout ce qu’elle a pu acquérir, les nôtres, sans cesse affaiblis, sans cesse divisés, ressemblent à ces serpens dont on a séparé les anneaux, et qui s’agitent en vain pour les rejoindre. Je ne crains pas d’affirmer que ces perpétuelles mutations sont une des plus grandes causes de découragement et de dégoût pour nos capitaines. Perdre deux ou trois fois dans une campagne le fruit de ses peines et de ses efforts, voir sans cesse de nouveaux visages se succéder dans les rangs d’un équipage dont on commençait à obtenir la confiance, c’est là un dissolvant dont notre marine seule, entre toutes les marines, est appelée à subir les déplorables effets.

Ces questions de personnel, on le comprendra facilement, intéressent au même degré les navires à vapeur et les vaisseaux. On a pris trop vite au mot la nouvelle marine quand elle a promis que, grace à elle, la France aurait moins à souffrir de l’insuffisance de son personnel maritime. On a cru qu’il s’agissait de faire naviguer des navires sans matelots, comme des bateaux de rivière ; on s’est grandement trompé. Les voiles sont d’un indispensable usage à bord des navires à vapeur qui tiennent la mer ; elles seules leur permettent d’affronter le choc des lames et les soutiennent contre un roulis auquel rien ne résisterait sans leur appui. Les avaries, les désastres qu’ont éprouvés tant de fois ces bâtimens, ne sont jamais venus du fait de la machine, mais de celui du navire, de ce qui se passait sur le pont entre les matelots plutôt que de ce qui se passait en bas entre les chauffeurs. La vapeur, pénétrons-nous bien de cette vérité, place la question de suprématie maritime sur un terrain plus abordable pour nous ; mais il n’en faudra pas moins que le soin de conduire nos navires ne soit confié qu’à des officiers instruits, et celui de les manœuvrer et de les défendre à des équipages dont l’organisation ne laisse rien à désirer sous aucun rapport.

Sachons donc une bonne fois élever ces considérations à leur véritable hauteur. Nous vivons en des temps douteux où il est difficile de savoir avec quels élémens nous ferons la prochaine guerre, si ce sera avec des flottes ou avec des vaisseaux isolés, avec des navires à