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nous négligerions ainsi le seul moyen de constituer jamais une forte et vaillante marine, qui puisse faire respecter de l’Angleterre elle-même son existence et notre pavillon. Il ne faut point désespérer d’arriver un jour à ce résultat ; mais il faut mesurer sans ménagement comme sans exagération toute la distance qui nous en sépare. Pour les hommes qui recherchent les élémens d’une conviction sincère, l’infériorité de notre situation présente ressortira tout entière des chiffres suivans, qui résument toute notre pensée à cet égard.

Le commerce de la France occupe 5,591 navires jaugeant ensemble 647,000 tonneaux et donnant de l’emploi à 35,000 marins, dont les trois quarts au moins doivent être Français. L’effectif des gens de mer de vingt à cinquante ans est, en France, de près de 63,000 hommes. La navigation au long cours de l’Angleterre emploie à elle seule 27,895 navires représentant un tonnage total de 3,347,400 tonneaux, et montés par 121,642 marins. Le chiffre total des hommes qui, vivant d’une profession maritime, pourraient être appelés au service de la flotte anglaise et qui constituent ce que nous avons appelé l’effectif des gens de mer, est évalué à 250,000 hommes. D’un autre côté, nous avons en ce moment 21 vaisseaux prêts à prendre la mer, et nous en pourrions en douze mois achever et armer 12 autres : 4 à Toulon, déjà poussés jusqu’au 19 et 21/24es ; 3 à Brest, encore plus avancés, 2 à Rochefort, 2 à Lorient et 1 à Cherbourg. Ces douze mois au bout desquels nous pourrions avoir 33 vaisseaux sont le délai fixé au ministère anglais par sir Charles Napier pour en armer 50. Notre personnel naval est donc à peu près les 25/100el de celui de l’Angleterre ; notre matériel disponible serait les 66/100es du sien.

Ayons sans cesse ces chiffres devant les yeux, non pour nous effrayer de l’infériorité numérique de nos forces maritimes, mais pour y pourvoir, et ne nous lassons point de chercher comment notre marine doit se préparer à soutenir une lutte inégale.


II

Ces questions toutes spéciales étaient restées entourées de nuages quand parut, au mois de mai 1844, cette Note célèbre[1] qui les dégagea soudainement d’une obscurité épaissie à plaisir, et fit pénétrer jusqu’au cœur du pays la vive lumière dont elle les éclaira. J’avoue que

  1. Voyez la Note sur l’état des forces navales de la France, par M. le prince de Joinville, dans la livraison de la Revue des Deux Mondes du 15 mai 1844.