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se livrait à une imprudence aventureuse, tantôt à une prudence excessive. Il ne réussissait à rien, faute de calme et d’esprit de suite. Après avoir tristement levé le siége de Tanjore, dont il avait poussé le roi à une défense désespérée, en le menaçant de le faire vendre à Bourbon comme esclave avec toute sa famille ; après une rencontre meurtrière, mais peu décisive, des flottes anglaise et française, Lally, humilié, irrité, et peut-être jaloux, tomba dans la plus haute, dans la plus inexcusable de ses erreurs : il donna à Bussy l’ordre de quitter le Dekhan, et de venir le rejoindre sans délai dans le Karnatik. Seul, Bussy soutenait l’honneur français dans l’Inde ; il tenait la puissance anglaise en échec dans les circars ou provinces au nord de Mazulipatam ; il gouvernait le Dekhan, sous le nom du soubadar Salabut, lorsque deux lettres du général lui furent remises, l’une pour lui-même, c’était son rappel, l’autre pour le soubadar. Lally déclarait à ce prince que la France ne se mêlerait plus de ses affaires, et qu’il ne devait plus compter sur sa protection. Salabut fondit en larmes, tomba dans les bras de Bussy, qu’il appelait son génie tutélaire, son ange gardien ; il le supplia de rester auprès de lui, de ne pas l’abandonner ; mais il fallait obéir. Bussy laissa le commandement au marquis de Conflans, et se rendit à Pondichéry.

Lally le reçut avec froideur et même avec une hauteur insultante ; plus tard il parut se complaire à l’abreuver de dégoûts. L’ame fortement trempée de Bussy ne s’en laissa pas accabler. Bussy servait de son mieux et laissait dire son général. Seulement il le supplia, mais en vain, de le renvoyer dans le Dekhan, ou les intérêts de la France étaient perdus par son successeur. Lally marcha sur Madras ; cette expédition ne réussit pas ; il fallut lever le siége. Lally accusa Bussy, auquel il avait demandé de l’argent que Bussy n’avait pas, ou qu’il ne voulait pas lui donner. Lally cria à la trahison. Toute l’armée protesta contre cette imputation ; Bussy en était l’idole ; il n’avait que le grade de lieutenant-colonel ; six colonels déclarèrent qu’ils seraient heureux et fiers de servir sous ses ordres, et, parmi ces officiers qui s’abaissaient si noblement, on trouve avec plaisir les beaux noms de d’Estaing et de Crillon.

Mais à quoi bon nous traîner sur les détails de tant de mécomptes et de défaites ? Arrêtons-nous au dernier acte de ce drame sanglant. L’indiscipline et la révolte envahissaient l’armée ; Conflans était battu de tous côtés. Le soubadar Salabut, abandonné par Lally, s’engageait avec Clive à ne plus permettre aux Français de s’établir dans le Dekhan. Peu de temps après, Salabut périssait étranglé par un de ses frères.