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soubadar et ne s’en échappait qu’en marchant sur le corps de quinze cents Indiens égorgés dans la sécurité du sommeil et dans les lourdes hallucinations de l’opium. Les Français ne perdirent que trois hommes dans cette expédition nocturne, exécutée avec une intrépidité rare. Comme en se jouant, et en moins de quelques jours, les lieutenans de Dupleix emportèrent d’assaut Trividi et Gingi, forteresses des Marattes, jusqu’alors réputées imprenables. Les négociations marchaient parallèlement avec les hostilités.

Nazyr ouvrit enfin les yeux et résolut de combattre ; la bataille était perdue d’avance, les nababs étaient gagnés par Dupleix. Dès le commencement du combat, ils se rendirent tous à la seule vue du drapeau français ; c’était le signal convenu. Nazyr, furieux, accabla d’outrages ceux qui l’entouraient et leur ordonna d’aller lui chercher la tête de Mursapha ; ils lui répondirent par des coups de flèches, le renversèrent, le mutilèrent, et ce fut Mursapha délivré qui reçut la tête de Nazyr.

Dupleix était le maître de l’Inde méridionale. Mursapha reconnut qu’il lui devait tout, et vint dans Pondichéry même rendre hommage à son libérateur. La cérémonie de son couronnement y fut célébrée avec une pompe tout asiatique. Dupleix et Mursapha entrèrent à Pondichéry dans le même palanquin ; puis, assis sur un trône à la vue d’un peuple immense, ils échangèrent leurs épées et leurs coiffures ; l’Indien se couvrit du chapeau du gouverneur, qui ceignit le turban royal. Chundasaëb se jeta éperdu dans les bras de Dupleix. Malgré la gravité dont un Asiatique ne se départ jamais, il se sentait si exalté qu’il marchait comme un Franc[1].

Dupleix, il faut en convenir, se plaisait dans cette pompe. Souvent, revêtu du costume indien, il donnait audience du haut d’un éléphant richement caparaçonné. Un tel faste lui a été amèrement reproché ; peut-être était-il excessif, mais serait-il donc impossible de le justifier ? Ne doit-on y voir que l’enivrement d’une vanité puérile ? L’Inde change-t-elle jamais ? Après trois mille ans veut-elle de nouvelles séductions et de nouveaux prestiges ? Il ne faut pas comparer à Alexandre l’agent d’une compagnie marchande, fût-il un grand homme ; mais on ne peut s’empêcher d’observer que la France de Voltaire blâma, dans cette circonstance, la politique que la Grèce d’Aristote poursuivit jadis

  1. C’est ainsi qu’un ambassadeur turc caractérisait l’agitation du sultan Mahmoud dans l’attente du massacre des janissaires. Il ne pouvait pas trouver d’expression plus énergique.