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cette première victoire, dont l’influence morale surpassa encore les résultats matériels. Les noms de nos officiers, populaires dans l’Inde entière, retentirent jusqu’à la cour de Delhy, et tout Français fut désormais chez les grands vassaux du Mogol ce qu’avait été un Romain à la cour de Prusias ou d’Attale. Les plus fiers Indiens ne rencontraient pas un simple soldat français sans lui donner respectueusement le salam. Chundasaëb, rempli d’une juste reconnaissance, accorda à la compagnie française la ville de Vilnour et toutes ses dépendances, consistant en quarante-cinq aldées ou villages qui bordent le territoire de Pondichéry, avec la ville de Masulipatam, où d’habiles ouvriers travaillaient ces précieuses mousselines et ces toiles peintes recherchées alors dans les deux mondes, et qui n’avaient pas encore été imitées par l’industrie européenne.

Au bruit de la défaite d’Anaverdykan, les Anglais se réveillèrent ; non-seulement ils reconnurent son fils Méhémet-Aly pour son successeur, mais ils appelèrent du fond de l’Inde le soubadar de leur choix, Nazyr, qui fondit sur le Karnatik à la tête de trois cent mille hommes, de huit cents pièces de canon, et de treize cents éléphans. Mérémet-Aly conduisit six mille chevaux au secours de Nazyr. C’était un coup funeste pour Dupleix ; l’armée de Nazyr était nombreuse et l’invasion inattendue. Pour comble de danger, le découragement et l’indiscipline avaient pénétré dans le camp français. Treize officiers avaient jeté bas les armes, entraînant les troupes et demandant à grands cris l’arriéré de leur solde ; Européens et Asiatiques, tous avaient abandonné Dupleix ; Mursapha lui-même, le soubadar français, courait implorer la clémence de son rival et recevait des fers au lieu d’un pardon. Dupleix était seul, une bataille devenait inévitable. Elle menaçait d’une défaite certaine Dupleix et ses alliés ; mais il ne s’en émeut pas, il conserve toujours le calme et l’espérance. Malgré le péril, il ne faiblit ni ne recule, et ne transige pas avec la révolte ; il casse les officiers rebelles, mais en même temps il sacrifie une partie de sa fortune à l’honneur de ses armes. Rien ne lui coûte pour étouffer la rébellion, il jette les millions comme dans une fournaise. Forcé d’ajourner la victoire, il veut la ressaisir par la négociation ; il envoie des émissaires au camp du vainqueur avec des propositions trop défavorables pour être acceptées, mais assez modérées en apparence pour être discutées pendant huit jours. C’était du temps, et Dupleix ne demandait que du temps, il l’obtint et le mit à profit. Peut-être n’en crut-il pas uniquement les conseils d’une droiture scrupuleuse. Tandis qu’il feignait de négocier avec Nazyr, Latouche tombait à l’improviste sur le camp du