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La Bourdonnais maître de ses opérations, mais on ne lui indiquait aucun but précis. Il savait bien que le ministère approuvait ses projets sur Madras, mais ce nom n’était pas même prononcé dans ses instructions : il n’avait d’autre garantie officielle de l’approbation des ministres que leur silence. Sans doute, le succès justifierait tout ; ce succès serait sûr, si la flotte anglaise était détruite, mais elle avait échappé : elle pouvait venir dégager Madras pendant le siége. Ne vaudrait-il pas mieux se borner aux soins du commerce, et, au lieu des chances d’une entreprise périlleuse, prendre des marchandises à Pondichéry., charger du café aux îles et amener dix cargaisons en France ? Rempli de doutes et d’anxiété, c’est ainsi que La Bourdonnais consultait Dupleix, qui, investi de la confiance des ministres et dépositaire de leur secret, n’opposait aux incertitudes du chef d’escadre qu’un flegme imperturbable et un silence obstiné. La Bourdonnais s’en irritait et perdait tout sang-froid ; ne pouvant résister à la fascination qu’exerçait sur lui une supériorité réelle, il flottait entre la déférence involontaire et l’orgueil blessé. Tantôt il sollicitait les conseils de Dupleix, tantôt il cédait aux suggestions de son état-major, et affectait une sorte de suprématie sur le gouverneur de Pondichéry. Dans le fond, l’hostilité de Dupleix était très vive. Non-seulement il ne pardonnait pas à La Bourdonnais d’avoir laissé échapper deux fois l’escadre de l’amiral anglais : sa défiance, consciencieuse d’ailleurs, était portée au point qu’il attribuait ce malheur à la connivence. La Bourdonnais, de son côté, se plaignait d’avoir été abandonné par son collègue ; Dupleix lui avait refusé des canons, maintenant il lui refusait des troupes pour les conduire à Madras, car enfin, après beaucoup d’irrésolutions, La Bourdonnais s’était décidé à marcher sur cette ville. Il expliquait cette conduite par une rivalité jalouse ; Dupleix par la nécessité de défendre Pondichéry, exposé aux attaques des Marattes. Ce qui révoltait, ce qui inquiétait La Bourdonnais, c’était le refus obstiné de Dupleix de prendre seul la responsabilité de l’expédition projetée. Sommé enfin de donner un avis définitif, au nom du conseil supérieur de Pondichéry, Dupleix posa cette alternative à La Bourdonnais : chercher l’escadre anglaise pour la détruire, ou faire une tentative par terre sur Madras. La Bourdonnais s’arrêta à ce dernier parti, tout en refusant au conseil de Pondichéry, qu’il avait pourtant consulté, le droit de décider des opérations maritimes. C’était lui accorder implicitement celui d’intervenir dans tout le reste.

La Bourdonnais[1] appareilla de la rade de Pondichéry le 12 septembre

  1. La prise de Madras et tous les démêlés qui l’on suivie sont rédigés sur les propres lettres de La Bourdonnais à Dupleix, écrites au moment même de l’action, et non d’après les phrases que les avocats lui ont prêtées dans ses mémoires. Nous le répétons, les pièces authentiques et inédites sont toutes sous nos yeux.