Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/385

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sait tout, il ne pense qu’à la vengeance, et il vole à la rencontre du décemvir, lorsque sa fille, que les dieux et son poignard ont protégée, revient triomphante et pure. Elle raconte la nuit terrible, la nuit d’angoisses et d’effroi qu’elle a passée sous le toit de son ravisseur, et elle est grande en ce moment de toute la grandeur de l’héroïsme, et attendrissante de toute l’émotion de la vertu. Elle se croit sauvée, et le cœur paternel, naguère brisé, s’ouvre un instant à toutes les joies. C’était trop tôt espérer. Le décemvir n’a pas abandonné sa victime, et un licteur vient la chercher pour la conduire au tribunal d’Appius. Alors tout son courage s’en va ; en quittant de nouveau cette maison, ce foyer domestique où tout lui était cher, elle a de tristes pressentimens.

Je sens que je m’en vais pour ne plus revenir,

dit-elle en un vers simple et touchant. La femme héroïque a disparu en ce moment, la fière Romaine n’est plus qu’une vierge gémissante qui attend l’heure du déshonneur ou de la mort.

C’est sur le forum que se passe le cinquième acte ; c’est la page de Tite-Live mise en action et en beaux vers. Il y a en plus le châtiment d’Appius, qui reste dans son rôle jusqu’à la fin ; il meurt dans une pose dédaigneuse, en se drapant dans sa toge, et comme s’il disait : C’est le destin.

Telle est la tragédie de M. Latour ; telle est cette œuvre où tout est raisonnable, quoiqu’il y ait des parties audacieuses, car on peut être audacieux sans être un casse-cou, ce qu’on ne voulait pas croire hier encore. Si le bon sens n’exclut pas l’audace, il n’exclut pas non plus la sensibilité, et voilà précisément les deux qualités distinctives de Virginie ; un bon sens profond s’y trouve réuni à une sensibilité vive. M. Latour sait parler le langage de la politique et celui de la passion ; on sent qu’il croit aux personnages qu’il crée et aux choses qu’il leur fait dire, et de là vient peut-être que ses personnages sont d’ordinaire parfaitement en situation, que ses caractères sont presque toujours adaptés à l’effet théâtral. En somme, le talent de M. Latour est sobre et fort, ou, en d’autres termes, énergique et réglé. Sans doute on désirerait souvent à son style plus de relief, plus d’éclat, et il est à souhaiter que sa phrase poétique trouve des tours plus originaux, sans perdre toutefois de sa clarté et de sa force.

Le succès de Virginie a été éclatant ; c’est un premier triomphe pour M. Latour, et une nouvelle victoire pour la jeune tragédienne qui a créé avec tant de bonheur le rôle de Virginie. Elle y a été admirable, il faut commencer par-là. Mlle Rachel ne porta jamais plus loin l’art de la diction et de la pose ; elle ne fondit jamais les contrastes dans son jeu avec plus de grace. Elle a, dans ce rôle de Virginie, des mots et des regards écrasans de mépris, et elle a aussi des tristesses ineffables. Elle a un je la crois d’une dignité souveraine, et des adieux à la maison paternelle qui, dans sa bouche, sont la plus suave élégie que poète ait rêvée. Des adieux de Virginie, au foyer paternel