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décemvir libertin, le tyran inexorable, ne devînt point odieux, et partant insupportable. M. Latour a très habilement tourné la difficulté. Claudius Appius croit au destin ; c’est l’homme de l’antique fatalité ; les dieux sont ses complices dans tous ses crimes, et par là ses vices et ses passions ont un côté grandiose qui en dissimule le côté odieux. Claudius est un tyran, un débauché, un prévaricateur, mais il n’est pas médiocre, et il fait illusion au spectateur avec son orgueil de Titan.

Si M. Latour eût suivi exactement et pas à pas le récit de Tite-Live, il eût donné une place dans sa tragédie à Numitorius. Il a été mieux inspiré, il a créé le sénateur Fabius, patron de Virginius ; il s’est donné par là l’occasion de montrer une face intéressante de la vie romaine, les rapports des cliens et des patrons : mettre un patron puissant et vertueux et un client outragé vis-à-vis d’un tyran infame qui avilit le pouvoir et abaisse Rome était une idée neuve à la scène, que M. Latour a exploitée avec art. Fabius est homme de tête et d’action ; il est énergique sans forfanterie, et Romain sans tomber dans les redites.

Ajoutons à ces quatre personnages Maxime, le client d’Appius et son instrument ; la vestale Fausta, sœur d’Icilius, qui répand dans toute la pièce quelque chose de virginal et de pur, et qui entretient le courage et la vertu de Virginie comme le feu sacré. C’est avec ce personnel que M. Latour a composé sa tragédie, — une étude simple, vraie, de l’antiquité romaine, — et qu’il a mis en action les sentimens les plus nobles qui remuent au fond du cœur de l’homme, l’amour de la patrie, de la famille, de la liberté, car cette tragédie, long-temps réputée impossible, est féconde en situations touchantes ou fortes, sans compter le dénouement, qui a son prix : la liberté d’un grand peuple qui sort du sang fumant d’une vierge innocente et sans tache !

La présence d’Icilius dans l’œuvre de M. Latour pouvait tout compromettre, et je connais cependant bon nombre de poètes qui se seraient vite jetés sur ce personnage et ne lui auraient pas permis de s’évader ainsi. Un ancien tribun parle haut, fait du bruit, chauffe les planches ; comment se priver d’un tel secours ? Il vaudrait mieux en mettre deux que de se passer de celui-là. M. Latour, je l’en félicite, n’a pas été de cet avis ; Icilius eût pu sans doute se livrer à quelque belle harangue, mais il n’en eût pas moins été un embarras ; il eût doublé le rôle du père, et forcé le poète à changer toute l’économie de la pièce, qui d’une œuvre simple serait devenue aussitôt une œuvre compliquée. En supprimant le tribun, qui se présentait d’une façon si séduisante pour le poète, M. Latour a fait preuve d’une sûreté de coup d’œil et de main fort rare en ce temps-ci. Et remarquez qu’il a touché aussitôt le prix de son sacrifice en matière d’art, il n’y a pas de sacrifice perdu ; la Muse, qui voit tout, répond au sacrifice par la récompense. Virginie n’en est-elle pas plus touchante ? Elle a un malheur de plus et un protecteur de moins.

Ce qui est fort ingénieux aussi, c’est d’avoir arrêté le mariage entre Virginie et Icilius, et d’avoir seulement retardé la cérémonie par une raison inhérente