Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/382

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

prévention. Ils ont joué de malheur. Au lieu de tomber d’emblée aux mains d’un maître, ils ont été ballottés entre des poètes de second et de troisième ordre, sans qu’aucun les ait marqués d’un cachet profond, et se les soit tellement appropriés, que personne n’y touche plus. Au contraire, ils n’ont eu que des échecs, et le lecteur, qui n’est pas malin cette fois, finit par attribuer aux difficultés du sujet ce qui n’était dû qu’à l’insuffisance du poète. Virginie était de ce nombre, et l’on croyait volontiers qu’il était impossible de tirer du récit de Tite-Live les cinq actes d’une bonne tragédie. Ces préventions n’étaient pas fondées. Fallait-il être surpris que Leclere, Mairet ou La Harpe ne se fussent pas élevés au-dessus du médiocre ; qu’Alfieri, cette haute et inquiète imagination, ce poète proscrit, eût fait acte de tribun plutôt que d’écrivain dramatique, se fût changé en Icilius, et eût composé une harangue plutôt qu’une pièce de théâtre ; que Lemierre eût une inspiration si malheureuse, qu’il n’osa livrer son ouvrage ni à la scène, ni à l’impression ? Fallait-il être surpris que M. Alexandre Guiraud n’eût pas doté son siècle d’un chef-d’œuvre ? Tous ces faits étaient parfaitement naturels, et ne concluaient en rien contre Virginie. M. Latour l’a pensé, et, au lieu de se laisser décourager par les échecs de ses devanciers, il y a vu d’excellentes leçons ; leurs fautes étaient autant d’écueils à éviter. Il me semble que, pour comprendre la valeur de la nouvelle Virginie et le mérite du poète, il est bon de ne faire visite à M. Latour qu’en sortant de chez les autres : alors on peut mieux remarquer, par comparaison, combien il possède l’entente dramatique, une rare habileté de contexture et un sentiment profond des situations.

Virginie est la principale figure de la nouvelle tragédie, elle est tour à tour simple et noble, touchante et sublime ; c’est un cœur de jeune fille et un cœur de Romaine ; elle est tendre et courageuse ; comme elle sait aimer, elle sait haïr ; quand son honneur est menacé, quand sa vertu est en péril, quand le farouche décemvir, dans sa maison où il la tient prisonnière, l’insulte de la parole, la dévore du regard, et rôde autour d’elle toute la nuit, comme autour d’une proie, elle est d’une énergie calme et indomptable, et d’un mépris souverain. Quand le danger est passé, elle est sans force, sans courage, et en songeant à la mort de son fiancé, elle est triste d’une indicible tristesse. Ces divers contrastes n’empêchent pas ce caractère d’être profondément vrai, et d’offrir d’un bout à l’autre l’attendrissant spectacle d’une ame innocente et pure, frappée dans tout ce qu’elle a de cher et de sacré, et aussi grande que son malheur.

Le père de Virginie, quoique sur le second plan, tient une large place. Il représente le soldat, le père et le citoyen. Plébéien, il aime Rome comme s’il était sénateur ; il partage sa vie entre l’armée et le foyer domestique : Virginius est si bon soldat, qu’on lui a décerné la couronne de chêne, et il est si bon père, qu’il est l’idole de sa fille. Tous les sentimens généreux habitent dans cette large poitrine couverte de blessures ; pourtant il est sans emphase, et il a la mesure exacte de la grandeur.

Le rôle de Claudius Appius était le plus périlleux ; il était difficile que le