Page:Revue des Deux Mondes - 1845 - tome 10.djvu/356

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désormais, plus pratiques, n’altéreront en rien le commerce intime du poète avec la nature qu’il anime et fait parler volontiers, à la manière de La Fontaine, mais d’un La Fontaine allemand, c’est-à-dire avec la bonhomie de moins et l’idéal de plus. À ce propos, nous voudrions pouvoir citer ici une charmante pièce où les arbres invitent le voyageur à s’arrêter sous leur ombrage, tandis que l’Ahasverus humain poursuit sa marche infatigable, et, sans prendre même le temps de secouer la poussière de ses souliers, se contente de passer son chemin en fermant l’oreille aux accens de sirène des feuilles frémissantes qui lui soufflent d’un ton moitié sérieux, moitié moqueur : « Veux-tu donc jusqu’au tombeau ressembler au bâton que tu portes, à ce bâton stérile, sans fruit ni fleurs ? ne peux-tu donc jamais prendre racine nulle part, ni porter des fruits ? Réponds, est-ce impuissance chez toi ou volonté ? » Je ne sais guère en Allemagne que l’excellent Koerner qui possède à ce degré le sens de la nature ; Uhland en a bien quelque chose, mais l’art s’y montre davantage ; ensuite l’inspiration d’Uhland goûte mieux l’élément chevaleresque, et, si la fantaisie prend au chantre de Bertrand de Born de contempler les bois et la campagne, c’est toujours plus ou moins à travers les fenêtres à vitraux coloriés du romantisme.

Ici encore on ne manquera point de nous reprocher d’invoquer de préférence aux noms nouveaux les renommées d’il y a vingt ans. Que faire cependant ? est-ce notre faute à nous si la poésie allemande s’éloigne de ses traditions, si l’esprit français tourne, à l’heure qu’il est, tant de têtes inhabiles à se l’approprier ? Sans doute, un jour, de tous ces élémens en travail quelque chose de bon résultera, du moins ne risque-t-on rien de le prédire ; mais, dans cette cuve où l’avenir s’élabore à si grand fracas, je ne vois jusqu’ici que pastiche. Que la métamorphose s’opère, que la vieille Allemagne change de peau, nous le savons mais qui doute aussi qu’on en soit à ce point de la transformation où, sans avoir gagné ce qu’on souhaite, on a déjà perdu ce qu’on avait ? L’imitation ne saurait d’ailleurs fonder une littérature. Tâchons d’être avant tout ce que la nature nous a fait ; et de ce que notre crâne poétique n’a pas été taillé sur la mesure de la couronne impériale de Goethe et de Schiller, n’allons pas, comme des enfans, nous mettre en quatre pour entamer cette couronne avec la marotte de Voltaire. En général, lorsqu’il s’agit des coteaux du Rhin ou du Neckar, on aime assez à boire du vin du cru, et Dieu me garde de vous tendre mon verre si vous n’avez à m’y verser que du vin de Champagne frelaté !

Nous ne nous trompions pas en disant que les poésies de Rückert