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dont il l’arrosa, on peut douter que la tige eût jamais tant prospéré. Ce qu’il y a de certain, c’est que sa popularité ne date que de sa mort. Alors seulement on se mit à chanter ses hymnes patriotiques ; alors seulement la renommée, en les attachant aux drapeaux, fit un cri de guerre de ces vers, connus la veille à peine de quelques étudians, ses compagnons d’armes. A Dieu ne plaise que nous voulions ici porter atteinte à la gloire intéressante de Théodore Koerner ! mais n’est-il pas permis de dire que la catastrophe du bois de Rosenberg, en appelant sur lui l’attention de l’Allemagne, sauva de l’oubli sa mémoire littéraire ? Son volume de Lyre et Épée (Leyer und Schwerdt), où le pathos si souvent se marie au véritable enthousiasme, son volume ne s’en tient encore qu’aux espérances ; on peut sans doute entrevoir là un poète de la famille de Schiller, dont il reproduisait plus d’un trait caractéristique dans son inspiration comme dans sa personne ; mais ces élémens généreux, ces prémices, ces dons du ciel, eussent-ils abouti aux fins illustres qu’on aime à supposer ? C’est le secret de la destinée, non le nôtre. Et qui sait ? En l’enlevant ainsi au milieu de la tempête et des éclairs à la façon de ces demi-dieux de l’antique Rome, la destinée a plus fait pour sa gloire peut-être qu’en lui laissant vider jusqu’à la lie la coupe de ses jours. « Celui qui jeune a quitté la terre, jeune aussi marche éternellement dans le royaume de Perséphone ; il apparaît aux hommes à venir éternellement jeune, éternellement regretté. Le vieillard qui repose gît complet, accompli ; mais le jeune homme éveille en tombant chez tous les mortels à venir une ardeur, une sympathie infinie. » Ces paroles que Pallas adresse au fils de Pelée dans l’Achilléide de Goethe nous reviennent en mémoire à propos de Théodore Koerner, dont la mort a consacré le nom d’une auréole ineffaçable. D’autres, sans doute, entonneront dans l’avenir le chant de délivrance d’une voix plus sûre et plus puissante. Koerner restera comme un type, comme une de ces individualités qui se détachent lumineuses d’une époque dont elles résument en quelque sorte les sentimens et la grandeur. Aujourd’hui les poètes se font journalistes, et c’est sur un champ de bataille moins dangereux qu’on s’escrime : n’importe, quel que soit le prosaïsme où l’on s’engouffre, et quand ils se mettraient soixante greffiers à croasser comme des corbeaux sur le Rhin allemand, le type évoqué sera toujours (la destinée l’a voulu ainsi) ce chevaleresque jeune homme tombé en un jour de combat sous le vieux chêne germanique, un mousquet d’une main, une lyre de l’autre.

Rückert ne possédait rien de ces moyens d’action qui impressionnent