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connu autrefois un humoriste qui partageait l’histoire universelle en deux époques : l’époque du vin ou de l’antiquité classique, et l’époque de la bière, autrement dite celle du monde germanique et du romantisme. Évidemment les hommes du Nord possèdent des facultés d’enthousiasme qu’on ignore ailleurs : est-ce à la bière qu’ils les doivent ? enthousiasme toujours un peu enclin à tourner au mysticisme, ce qui justifierait les conclusions de notre humoriste, lequel rattachait à la période historique du vin l’âge des républiques, des héros, des poètes et des orateurs, et gardait pour la seconde la chevalerie et les moines. Je ne sais si Rückert est un buveur de bière, mais, de quelque source que l’inspiration lui vienne, elle déborde, surtout si cette première fièvre d’un amour jusque-là sans objet met son jeune lyrisme en effervescence :

« Je voudrais seulement savoir où mes yeux pourraient se fixer sans te trouver, Amour ! Je voudrais savoir où je pourrais aller pour éviter ta présence !

« Tu es partout, partout où le souffle du vent s’exhale, où le murmure des flots résonne ; et là où ni le vent, ni les flots ne s’entendent, tu es encore.

« J’ai voulu aller dans le bois verdoyant, j’ai voulu interroger les oiseaux, et les oiseaux, de leurs voix innombrables, n’ont su que me parler d’amour ; le rossignol surtout me parla, son langage fut un hélas ! et cet hélas ! n’était qu’amour.

« J’allai ensuite au bord du fleuve voir l’eau s’épancher écumante ; là encore je retrouvai l’Amour ; il faisait la transparence du gouffre, il attirait sur le rivage les fleurs qui s’inclinaient sur l’abîme et s’y plongeaient en amour.

« Je me tournai ensuite vers l’azur du ciel, espérant échapper à l’Amour. Soudain je sentis son haleine tiède descendre de là haut sur moi ; le soleil n’était lui-même qu’un calme regard d’amour, et, lorsqu’il s’éteignit, je le vis se multiplier en des milliers d’amoureuses étoiles.

« Alors je regardai sur la terre, encore l’Amour ! rêveuse une jeune fille m’apparut ; elle avait tous les firmamens en elle ; un univers d’amour battait dans son sein, tous les soleils d’amour flamboyaient dans ses yeux et passèrent embrasés dans les miens.

« D’ivresse je dus baisser les paupières, sans quoi l’amour m’eût aveuglé,