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mais nous sommes en Allemagne, loin du terrain glissant des allusions : restons-y et pour cause. Prenez Herder, le psalmiste par excellence, le coryphée de toutes les vertus chrétiennes ; ce Herder, que les notices biographiques, inhabiles à jamais séparer l’homme du poète, vous donnent, d’après ses écrits, pour un vénérable père de l’église, pour un saint brahmane des bords du Gange, n’était, en somme, qu’un assez maussade compagnon, portant sous la robe noire du consistoire un cœur plein de rancune, d’égoïsme, d’envie et de toute sorte de mauvaises petites passions de sacristie. Professeur inquiet et solitaire, sans cesse trompé dans ses efforts et ses espérances, véritable fiévreux dégoûté de tout, mal à l’aise partout, tel fut Schiller, lequel n’en créa pas moins Posa, Wallenstein et Max, idéales figures qui semblent ne respirer qu’amour, gloire et liberté. Je voudrais bien me taire sur Goethe. Incontestablement ses premières œuvres portent l’empreinte des orages de sa jeunesse. Werthern’est lui-même qu’une sorte de traduction poétique d’un état ressenti en prose, si je puis m’exprimer ainsi. J’y retrouve à chaque page de douloureuses réminiscences du séjour à Wetzlar ; mais dans la suite, entre le poète et l’homme, quel abîme ! Où reconnaître, sous cette enveloppe impassible, quelqu’un des rayons glorieux dont vivent en son œuvre Iphigénie et Tasse ? Où découvrir vestige de ces enthousiasmes valeureux faits pour forcer la sympathie, et qui, dans le cœur du poète objectif, montent à la surface, lorsqu’il en est besoin, pareils à ces fleurs de lotus et de nénuphar, flottant sans racines sur la transparence d’un lac immobile et glacé ? Parlerai-je de tant de victimes, celles-ci déplorables, les autres ridicules, entraînées par son illustre exemple vers le gouffre ? Parmi les plus à plaindre, je citerai l’auteur de Don Juan et Faust, d’une tragédie d’Annibal et de vingt compositions dramatiques auxquelles il n’a manqué pour vivre que la nuance indéfinissable qui d’une ébauche puissante fait un chef-d’œuvre immortel Je n’ai pas besoin de nommer Grabbe, nature désordonnée, esprit tumultueux, donnant à l’idéal évoqué tout ce qu’il a de pur, de généreux, d’honnête, et cherchant ensuite parmi les plus grossières réalités de la vie un apaisement introuvable[1]. Serait-ce le secret de Dieu que cet accord du poète et

  1. Il y a du volcan chez cet homme, et sa poésie produit sur nous l’effet de ces laves qui débordent à flots embrasés du cratère d’une montagne pour se figer ensuite et s’arrêter immobiles au pied. Grabbe ne veut du cœur humain que ses plus ténébreuses énigmes, de l’histoire que ses plus terribles catastrophes. Qu’il trouve un motif bien amer, bien douloureux, bien triste, au sein de ces abîmes fantastiques où il séjourne, et vous l’en voyez l’instant remonter le front rayonnant, l’ivresse du désespoir au cœur ; c’est en grinçant des dents qu’il donne à sa pensée la vie du marbre ou plutôt du granit, cette vie énorme et colossale que respirent certains blocs du moyen-âge. De même qu’il n’a ressenti de l’amour que la passion, ainsi son œuvre ne connaît que les extrêmes, sa joie est d’une bacchante, son deuil a des éclats de rire de démon, sa plaisanterie tourne au cynisme. La femme manque ici, l’ewig weibliche dont parle Goethe.