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réciproquement l’anathème et ne se toléraient qu’à la condition de s’humilier, c’était alors que le ciel les regardait avec complaisance ! Et lorsque les uns et les autres, usant de leur raison, subordonnent à ses lumières les préjugés de leur foi ; lorsqu’ils trouvent dans la conscience naturelle des principes assez généreux pour fonder un grand ordre public ; lorsqu’en dehors de la communion mystique, où tous ne peuvent s’asseoir ensemble, ils se réunissent enfin dans cette communion fraternelle des mêmes droits et des mêmes devoirs, tant de vertu ne leur suffirait pas pour faire une œuvre bénie ! Et parce qu’ils ont là tout exprès dépouillé leur caractère de sectaires pour ne garder que leur caractère d’hommes, il n’y aurait plus rien de religieux dans leur existence nationale ! Il faudrait dire qu’avec ce seul caractère, il ne leur reste ni charité ni justice ; dire que cette divine notion du juste et de l’injuste n’appartient pas en propre à l’être raisonnable ! Dire cela, personne ne l’oserait : on voudrait bien pourtant nous le donner à penser.


V

En somme, les doctrines de M. Lacordaire ne sont pas les nôtres, elles n’appartiennent pas à notre temps, elles ne relèvent pas de notre tradition ; les faits sur lesquels M. Lacordaire veut les appuyer n’ont aucune valeur sérieuse, il est seul contre tout le monde à soutenir le sens qu’il leur prête ; enfin, M. Lacordaire parle vraiment à d’autres que ceux qui l’écoutent, il méconnaît son époque, et se trompe sur l’esprit de son auditoire. Son auditoire cependant lui reste fidèle ; sa chaire est entourée, son éloquence applaudie, et ceux même qui sont le plus choqués de ses égaremens ne peuvent se défendre des sympathies que leur inspire sa personne. D’autre part, M. Lacordaire a long-temps donné des inquiétudes aux adeptes les plus chauds de la cause qu’il défend ; tous les diocèses n’ont pas voulu s’ouvrir devant lui ; ni Paris ni Rome ne lui ont toujours été favorables, et je ne suis pas même bien sûr qu’il apparût très fréquemment à Notre-Dame, si l’église séculière, se croyant obligée d’appeler les réguliers à son aide, n’eût trouvé sage de ne pas tout donner à la même robe et d’opposer, comme autrefois, les dominicains aux jésuites. Quelle est donc la raison de cette situation bizarre, qui vaut plus ou moins à M. Lacordaire la défiance de ceux qu’il soutient et l’affection de ceux qu’il combat ? C’est là ce que je vais dire en terminant, parce que c’est une explication tout-à-fait décisive de la nature même de son talent et du caractère de cette entreprise à laquelle il emploie un si regrettable